Et cette terrible situation d’irréligion, de scepticisme, de méconnaissance de la route à suivre avait également engendré la schizophrénie. D’après des estimations secrètes, près de 60 % de la population de Tormans était composé de malades mentaux. Les « Cvic » méprisaient tout et les « Cvil » effrayés par les « porte-serpent » vivaient dans une peur constante. La crise était maintenant sur le point d’éclater. « Cvic » et « Cvil » avaient compris qu’il était impossible de continuer à vivre ainsi et qu’il fallait rejeter les mensonges et les tromperies. Si eux, les Terriens, réussissaient à leur montrer le droit chemin, à supprimer la méfiance, alors, ils pourraient rentrer chez eux.
« Décollage immédiat ! » Combien faudrait-il attendre de jours pour prononcer ces mots merveilleux ! Combien faudrait-il passer encore de jours dans la mansarde et le souterrain, avant de pouvoir dire ces mots à Grif Rift, qui attendait avec une anxiété grandissante. Elle allait bientôt avoir une nouvelle entrevue difficile avec lui par SVP interposé. Elle demanderait un Neufpattes supplémentaire ou, tout au moins, son projecteur pour le Sanctuaire des Trois Pas. En s’endormant, Rodis eut une pensée nostalgique pour son tableau resté dans les Jardins de Tsoam.
Elle se leva aux premiers rayons du soleil. Elle venait juste de finir sa gymnastique matinale, lorsque le « violet » entra et annonça qu’un mandataire du souverain allait l’honorer de sa présence (ils ne venaient jamais, mais vous « honoraient de leur présence »). Un peu étonnée par une visite de si bonne heure, Faï Rodis le reçut. Le dignitaire était petit et gros. Les serpents dorés qui ornaient sa poitrine et ses épaules prouvaient son rang très élevé d’adjoint direct du Conseil des Quatre.
Le « porte-serpent » transmit les salutations de Tchoïo Tchagass. L’invitée de la Terre ne devait en aucun cas considérer son transfert comme un exil ou comme une disgrâce voulue par le souverain. Le Grand et Sage trouvait qu’elle était trop isolée dans le palais et qu’il lui serait plus agréable d’être plus près de ses compagnons.
Dissimulant un sourire, Rodis remercia et ajouta qu’elle était aussi loin de la ville ici qu’au palais.
Le dignitaire soupira avec une tristesse feinte. Il dit que Ian Gao-Ioar avait pris des mesures pour lui assurer une protection qui ne la gênerait pas lors de ses promenades dans la capitale. Rodis exprima un étonnement poli. Le « porte-serpent » demanda si le personnel qui lui était attaché la traitait bien. Après avoir dit quelques banalités, il se leva. Son visage fermé et ennuyé se fit attentif, ses yeux intelligents et vifs firent le tour de la pièce. Il se pencha sur Rodis et demanda d’une voix à peine audible, si elle pouvait brancher l’appareil de protection afin qu’on ne les entende pas. Rodis fit un signe de tête affirmatif, tourna le cadran du Neufpattes et se plaça entre les fauteuils. Elle poussa les plaquettes des émetteurs. Le rayon magnétique parcourut les recoins de la pièce, les replis du rideau et le meuble, au cas où l’on aurait installé là de nouveaux appareils. Rassuré, le dignitaire se rassit dans son fauteuil et, les yeux fixés sur Faï Rodis, il commença à parler du mécontentement du peuple envers le pouvoir et de la vie présente. Quelques hauts dignitaires avaient compris cela et étaient prêts à changer l’équipe actuelle de dirigeants. Il avait de son côté les « violets » avec Ian Gao-Ioar lui-même à leur tête. Avec l’aide de Faï Rodis, il pourrait renverser Tchoïo Tchagass et tout le Conseil des Quatre.
— Que dois-je faire, d’après vous ? demanda Rodis.
— Très peu de chose. Donnez-nous quelques-unes de vos machines… – il toucha le SVP – et annoncez à la télévision que vous êtes avec nous. Nous nous chargerons de tout régler.
— Et que se passera-t-il après le renversement du pouvoir ?
— Vous autres, Terriens, aurez une totale liberté de mouvements sur toute la planète. Passez chez nous autant de temps qu’il vous plaira. Faites ce que vous voulez ! Et il en sera de même pour le second astronef lorsqu’il arrivera. Il n’y aura plus de contrôle.
— Pour nous, les invités, ou pour le peuple de Ian-Iah ?
Le « porte-serpent » fronça les sourcils, comme si Rodis avait manqué de tact en posant la question. Il se mit à parler d’une manière confuse et prolixe, d’injustices, d’exécutions massives et de tortures, de dignitaires stupides, de la médiocrité des trois membres du Conseil et de la majorité de la Grande Assemblée que Tchoïo Tchagass avait lui-même composée en choisissant les gens les plus incultes et les plus lâches. Mais Rodis lui répéta inlassablement les mêmes questions, lui demandant d’énumérer les changements réels dans la vie de la planète qui suivraient le renversement du Conseil des Quatre.
Le « porte-serpent » se fâcha, se mordit les lèvres et tambourina de ses doigts les bras de son fauteuil, puis, comprenant qu’il ne pourrait s’en tirer avec des termes généraux, il commença à énumérer :
— Nous augmenterons le nombre des distractions. Nous construirons très vite plusieurs Maisons de l’Amour, des Fenêtres de la Vie et des Palais de Repos sur les bords de la Mer Équatoriale. Nous supprimerons la censure des spectacles érotiques, nous enlèverons la responsabilité des hommes au stade initial de l’éducation des enfants… Et tout cela pour les deux classes de la société, mais surtout pour les « Cvil ». Il faut lever l’interdiction des émissions venues du Cosmos. Je n’y vois aucun danger pour le gouvernement. Les émissions sont rarement captées et comprises…
Rodis écouta le dignitaire en silence, s’efforçant de comprendre le cheminement de sa pensée, puis elle se mit à parler lentement :
— Supprimez la loi de la mort précoce ; il ne doit plus y avoir ni « Cvil » ni « Cvic ». Il ne faudra plus nourrir les enfants avec des produits frelatés. Consacrez cent fois plus de moyens à l’éducation, à de meilleures écoles, à des voyages, à améliorer la vie. Construisez davantage d’hôpitaux, de cantines, de logements. Fondez des musées. Les sciences et les arts doivent être différents. Nous vous aiderons à changer et à améliorer beaucoup de choses dans la vie du peuple.
— Oh ! Tout cela est bien trop compliqué. La planète s’est trop appauvrie après les Siècles de Famine. On ne peut tout faire en même temps. Beaucoup de ces constructions sont indispensables. Et, croyez-le, les « Cvic » sont heureux à leur manière.
Il regarda fixement Rodis et proféra :
— Savez-vous que le processus historique est semblable à un pendule oscillant d’avant en arrière, atteignant des amplitudes opposées et des écarts importants. Notre victoire permettra au pendule d’osciller sur l’amplitude économique de la vie et alors…
— Mais ce n’est pas vrai ! La marche effective de l’histoire est différente. Le pendule n’est qu’une image, créé par des gens à la pensée linéaire, qui ignoraient la dialectique. L’origine de cette image vient des souffrances endurées par le peuple, lorsque des modifications mineures du système gouvernemental se produisirent, sans qu’il y ait un changement radical. Si rien ne change, lorsqu’on choisit une doctrine opposée à la sienne, c’est qu’il faut modifier la psychologie elle-même. Le temps passe, tout s’effondre, causant des malheurs incalculables. Vos économistes ne savent ni prévoir les pulsations naturelles qualitatives et quantitatives, ni s’en défendre. La tâche de l’homme est de supprimer ces souffrances « pendulaires ».
— Laissons les conséquences lointaines. Ne croyez-vous donc pas que le seul fait d’augmenter les distractions serait un progrès appréciable pour tout le peuple ?
— Bien sûr que non ! Le déséquilibre entre la vie misérable et les distractions sera d’autant plus terrible que l’illusion sera plus grande. Les divergences entre l’appauvrissement, le resserrement de la vie individuelle et sociale de l’homme et ces visions peu réalistes qui servent à les voiler seraient encore accrues. La fausse grandeur, la tension, la plénitude de sentiments nés de l’illusion entraînent la désagrégation de l’âme partagée entre un monde factice et la vie réelle.