Le pseudo-socialisme-fourmilière apparut en Chine : ce pays venait juste de s’engager dans la voie du développement socialiste, lorsqu’un petit groupe s’empara du pouvoir, appuyé par une jeunesse à demi-illettrée. Il détruisit l’appareil gouvernemental et désigna comme autorité absolue et indiscutée, le « grand », le « très grand » guide « semblable au soleil ». Dans l’un et l’autre cas, le résultat final fut une oligarchie inhumaine, dont l’échelle hiérarchique comportait plusieurs échelons. Sur cette échelle, la sélection se fit selon l’indice du dévouement passif et irresponsable, renforcé par une corruption bon marché. Le capitalisme étatique de monopole ne pouvait exister sans oligarchie, car lors de la chute inévitable des forces productrices, seul le groupe privilégié des dirigeants pourrait être maintenu, d’où, par conséquent, la recrudescence de l’infernalité. Les crimes innombrables commis contre le peuple furent justifiés par l’intérêt du peuple qui était considéré, dans l’affaire, comme le matériau brut du processus historique. Il était important pour chacune de ces oligarchies que ce matériau soit de plus en plus nombreux et que la masse ignorante – soutien du pouvoir absolu et de la guerre – se perpétue. Une compétition absurde s’engagea entre ces gouvernements, portant sur la croissance de la population, ce qui entraîna un gaspillage insensé des forces productrices de la planète et détruisit le grand équilibre de la biosphère, que l’évolution naturelle avait mis des millions de siècles à établir. Mais pour « le matériau » – le peuple –, la vie atteignit les limites de l’absurde avec l’apparition de la drogue sous toutes ses formes et l’indifférence à tout…
Après un instant de silence, Tchedi conclut :
— Je pense que la société qui existe sur Tormans est une société oligarchique, née du capitalisme étatique. On trouve, en effet, ici, des vestiges de religion et un système d’éducation très mal organisé. Le capitalisme ne s’intéresse qu’à l’enseignement technique et soutient une propagande de morale religieuse. Au contraire, le pseudo-socialisme-fourmilière extirpe soigneusement toute race de religion et, au lieu de s’efforcer d’accroître le niveau d’enseignement, cherche à le réduire au minimum indispensable, afin que les masses acceptent docilement les « grandes » idées des chefs. Pour y arriver, il est nécessaire que les gens ignorent ce qui est légal et ce qui ne l’est pas, qu’ils ne puissent imaginer les conséquences de leurs actes ; ainsi, devenant des particules de la machine bien huilée de l’oppression et de l’arbitraire, ils perdent totalement leur individualité.
— Et que devient la morale ? s’écria Tivissa.
— La morale dépend des circonstances, elle est dictée par le sommet. En dehors de la morale du droit religieux et coutumier, né de l’expérience générale, il existe des fondements spirituels ayant leurs racines dans les milliers de siècles socialement vécus dans un ordre barbare, fondements qui, chez l’homme civilisé, se cachent dans l’inconscient et le subconscient. Et si cette expérience se perd dans une oppression prolongée et une morale dissolue, alors, il ne restera plus rien de l’homme. C’est pourquoi, aucune permanence ne peut exister chez les individus, si ce n’est l’absence d’initiative et, évidemment, la peur des supérieurs. Des peurs variées imprègnent cette société, elles ressemblent aux peurs superstitieuses qui naissent dans les vestiges isolés de cultures archaïques où des cérémonies aux rites très compliqués permettent de se protéger de la terreur inspirée par les dieux, mais empêchent de garder la pleine responsabilité de ses actes.
— Mais c’est de la foule qu’il s’agit ! dit Evisa.
— Bien sûr. L’étouffement de l’individu transforme les gens en troupeau humain, comme aux Siècles Obscurs de la Terre, lorsque l’église chrétienne a pratiquement résolu le problème de Satan, en rendant une multitude de gens méchants et en en faisant des assassins… Mais, vous m’avez fait passer de l’économie à la psychologie. Je termine. La société capitaliste de classe qui existe sur Tormans est une oligarchie qui règne sur deux classes essentielles, également opprimées : la classe des gens cultivés, qui vivent obligatoirement plus longtemps, sinon il serait peu rentable de les instruire, et la classe des gens non cultivés qui meurent aux environs de 25 ans.
— Rodis – demanda Vir Norine – êtes-vous d’accord avec les affirmations de Tchedi ?
— Elles me semblent tout à fait vraisemblables, seulement, la limite entre le capitalisme étatique et le pseudo-socialisme-fourmilière ne me semble pas très claire. Est-il possible que la société de Tormans soit d’origine pseudo-socialiste ?
— C’est possible, dit Tchedi, mais je ne l’affirmerai pas…
— Dites-nous, Rodis, demanda Evisa, n’y a-t-il pas eu sur la Terre, quelque chose d’analogue ? J’ai appris l’histoire, mais insuffisamment, et je me représente mal cette période difficile de transition dans l’histoire de l’humanité qu’est l’Ère du Monde Désuni. De quoi s’agit-il ?
— C’est au cours de cette période qu’ont commencé à se créer des formations de capitalisme étatique, avec une tendance à se répandre dans toute la planète. C’est principalement dans la phase du capitalisme étatique, qu’est apparue toute l’inhumanité d’un tel système. À peine la concurrence avait-elle été mise à l’écart, que la nécessité de l’amélioration et de la diminution du coût des produits disparut. Il est difficile d’imaginer ce qui se passe en Amérique après l’instauration d’une telle formule ! Dans un pays gâté par une abondance de produits ! L’oligarchie ne règne que grâce à ses privilèges. L’existence de cette forme de répartition inégale n’est conditionnée ni par la particularité de ses moyens de production, ni par la quantité de travail ou sa qualité. L’essentiel reste toujours la question particulière du succès personnel – au nom duquel les gens sont prêts à tout, au détriment de la société et de l’avenir. Tout se vend, ce n’est qu’une question de prix.
— Le pseudo-socialisme qui a emprunté au capitalisme étatique sa démagogie et ses promesses chimériques s’est enfermé comme lui dans le pouvoir entre les mains d’un petit groupe, dans l’oppression et même plus exactement, dans l’extermination physique des dissidents, dans un nationalisme belliqueux, dans un arbitraire terroriste conduisant inéluctablement au fascisme. Comme chacun sait, il n’est pas de culture sans loi, ni même de civilisation. On ne peut résoudre la grande contradiction entre individu et société dans les conditions du pseudo-socialisme. Le ressort complexe de la coopération mutuelle entre éléments séparés de l’organisme supérieur et de la société supérieure se tend encore davantage. Le danger le plus terrible d’une société organisée réside dans le fait que plus l’organisation est importante, plus fort se fait sentir le pouvoir de la société sur l’individu. Et si la lutte pour le pouvoir est menée par les membres de la société qui sont les moins utiles, c’est parce que toute organisation a ses revers.
» Plus la société est complexe, plus grande doit être sa discipline, mais la discipline doit être voulue et, par conséquent, le développement de plus en plus grand de la personnalité et ses multiples aspects sont indispensables. Toutefois, en l’absence d’une auto-restriction, l’harmonie intérieure entre l’individu et le monde extérieure se détériore lorsque l’individu sort du cadre conforme à ses propres possibilités et, cherchant à s’élever plus haut, éprouve un sentiment d’infériorité qui le fait tomber dans le fanatisme et la bigoterie. Voilà pourquoi, même chez nous, l’éducation et l’instruction sont si complexes qu’elles durent pratiquement toute la vie. Voilà pourquoi, on a limité le « je veux qu’il en soit ainsi » et on l’a remplacé par « c’est indispensable ».