Le Tormansien et l’invitée venue de la Terre montèrent à la tonnelle qui donnait sur les Jardins de Tsoam. Loin, en bas, au-delà des murs bleus des jardins, au pied du plateau, s’étendait une ville immense. Ses rues en verre étincelaient comme des cours d’eau. Mais de l’eau, on en manquait beaucoup, même dans les Jardins de Tsoam.
Dans des tuyaux souterrains invisibles bruissaient des ruisseaux qui se déversaient çà et là dans des modestes bassins. On entendait jusqu’ici une musique dissonante, un bruit continu de voix, des rires et des cris isolés qui provenaient du haut portail.
— Que se passe-t-il en bas ? demanda Rodis.
— Rien. Ce sont les gardes et les jardiniers.
— Pourquoi font-ils tant de bruit ? Les dirigeants qui vivent ici n’exigent-ils pas le silence ?
— Je l’ignore. Il y a beaucoup plus de bruit en ville. On n’entend rien à l’intérieur du palais, d’ailleurs le bien-être des autres leur est égal. Les serviteurs des souverains ne craignent personne du moment que leurs maîtres sont contents.
— Mais ceux-ci leur donnent une très mauvaise éducation ?
— Pourquoi donc ? Qu’entendez-vous par ce mot ?
— C’est, avant tout, savoir se retenir, ne pas gêner les autres, ce qui est l’unique moyen de rendre la vie en commun agréable pour tous sans exception.
— Et vous y êtes arrivés, sur Terre ?
— Oui, et bien plus encore. Nous avons atteint le plus haut degré de perception et d’auto-discipline, celui où l’on pense aux autres avant de penser à soi-même.
— C’est impossible !
— Il y a déjà des milliers d’années qu’on y est arrivé.
— Ce qui signifie qu’il n’en a pas toujours été ainsi, chez vous ?
— Exactement. L’homme a surmonté des obstacles innombrables. Mais pour la masse toute entière, plus que pour les particuliers, se dépasser soi-même a été le plus difficile et plus important. Ensuite, tout est devenu plus simple. Le fait de comprendre les gens et de les aider, a apporté un sentiment d’une portée particulière qui ne demande ni talent spécial, ni intelligence exceptionnelle et, c’est par conséquent, la voie suivie par le plus grand nombre. Les gens se sont aperçus qu’ils devenaient plus sensibles, plus fins, et plus ouverts, et qu’ils étaient préférés aux intellectuels, peut-être bien plus intelligents, mais plus étroits d’esprit.
L’ingénieur resta silencieux et écouta les hurlements lointains de la radio et le brouhaha des gens.
— Parlez-moi maintenant des moyens d’information sur la planète Ian-Iah. Et aidez-moi à en obtenir.
— Que voulez-vous savoir avant tout ?
— L’histoire du peuplement de la planète depuis le moment de l’arrivée des vôtres ici jusqu’à maintenant. Les périodes qui m’intéressent au plus haut point sont celles du peuplement maximum ainsi que la baisse brutale de la population de Ian-Iah qui s’en est suivie, avec, évidemment, les indices économiques et le changement de l’idéologie prédominante.
— Tout ce qui concerne notre arrivée ici est censuré, de même qu’est interdite toute information sur les périodes du Grand Malheur et du Sage Refus.
— Je ne comprends pas.
— Les souverains de Ian-Iah n’autorisent personne à étudier ce que l’on appelle les périodes interdites de l’histoire.
— Incroyable ! Il me semble qu’il y a là un malentendu. En attendant, faites-moi connaître l’histoire qui est autorisée, mais alors avec les indices économiques précis et les données statistiques des calculatrices.
— Personne ne peut – et n’a pu – voir les données des calculatrices. Pour chaque période, on fait travailler des spécialistes dans le plus grand secret. On ne publie que ce qui est autorisé.
— Quelle est la portée scientifique de ces informations ?
— Pratiquement nulle. Les dirigeants s’efforcent de présenter chaque période comme ils le désirent.
— Est-il possible de recueillir des faits authentiques ?
— Seulement par des chemins détournés, d’après les œuvres littéraires, les mémoires, les manuscrits qui ont échappé à la censure ou à la destruction.
Faï Rodis se leva. L’ingénieur Tollo Frael en fit autant, les yeux baissés, humble chercheur asservi. Rodis posa sa main sur son épaule.
— Voilà comment nous allons procéder, dit-elle doucement. Commencez par un exposé général de l’histoire autorisée, essayez ensuite d’obtenir tout ce qui a échappé aux censures passées, aux rectifications, ou, plus exactement, aux altérations et à l’information sciemment erronée. Ne soyez pas chagriné. Des périodes semblables ont existé sur la Terre. Et vous verrez bientôt ce qui s’est passé après.
Sans dire un mot, l’ingénieur la reconduisit jusqu’au palais.
Chapitre VI
LE PRIX DU PARADIS
— Evisa, où est Rodis ?
— Je ne sais pas, Vir.
— Cela fait trois jours que je ne l’ai pas vue.
Tchedi l’avait cherchée partout du Centre des Informations aux appartements du souverain suprême, mais là, on ne l’avait pas laissée entrer.
— Rodis a disparu après la projection de nos stéréofilms et après que Tivissa et Tor se soient envolés vers l’Hémisphère de Queue, sans même attendre l’autorisation d’ôter les scaphandres, dit Vir.
— Il nous faudra, hélas, garder cette cuirasse encore quelque temps, dit Evisa. Je me suis habituée à cette peau métallique, mais se débarrasser des tubes et des écrans du visage sera merveilleux. Les biofiltres sont beaucoup moins gênants… Mais voici Ghen Atal ! Avez-vous du nouveau en ce qui concerne Rodis ?
— Rodis se trouve dans la Salle des Ténèbres. J’ai pris l’escalier noir et je l’ai vue qui marchait près de Tchoïo Tchagass en compagnie des gardes, que Tchedi a pris en grippe.
— Tout cela ne me plaît pas, dit Vir Norine.
— Pourquoi vous inquiétez-vous ? demanda l’impassible Ghen Atal. Faï s’est isolée avec Tchagass, entre souverains, comme elle dit en plaisantant.
— Ces souverains mal élevés qui se croient au-dessus des lois me font penser à des tigres. Ils sont dangereux, car ils sont sujets à des émotions incontrôlées qui les entraînent dans des situations absurdes. Le SVP de Rodis se trouve ici, il est débranché.
— Nous allons voir ça tout de suite. L’ingénieur du champ de protection fit un signe de croix en l’air.
Aussitôt, un SVP brun-doré – la couleur du scaphandre de Ghen – accourut. En quelques secondes, un cylindre haut sur pied sortit de la coupole en spirale du robot et brilla d’une lumière rose-lilas. Sur le mur de la chambre, l’image d’une partie de la cabine de pilotage de « La Flamme sombre » transformée en poste de liaison et d’observation s’éclaircit et se précisa.
Le doux visage de Neïa Holly semblait fatigué sous les reflets des lumières vertes, bleues et oranges des différents pupitres.
Neïa salua Ghen en lui envoyant un baiser et, soudain sur le qui-vive demanda :
— Pourquoi appelez-vous en dehors du moment prévu ?
— Nous devons regarder le « tableau de vie » dit Ghen. Neïa Holly tourna son regard vers un panneau couleur crème, sur lequel brûlaient de façon vive et uniforme sept lumières vertes.
— Je la vois ! s’écria Ghen. Il prit congé de Neïa et débrancha le robot.
— Nous avons reconnu tout le monde ! dit-il à Evisa et à Vir. Rodis est saine et sauve, elle a son bracelet-signal, mais elle est peut-être… comment dit-on ?
— Prisonnière ! souffla Vir Norine.
— Qui est prisonnière ? prononça Tchedi qui était derrière.
— Faï Rodis ! Vir l’a vue en compagnie de Tchoïo Tchagass, il y a trois jours, dans la Salle des Ténèbres, mais depuis, plus rien.