Rodis regarda autour d’elle. Tchoïo Tchagass, penché sur une grande table en pierre, remua quelque chose et fit claquer des touches qui ressemblaient à ces ressorts de vieilles machines électroniques que Rodis avait si souvent vues dans les films historiques et les musées. Le lieu aussi faisait penser à un musée avec les colonnes vitrées de ses armoires et de ses rayonnages. Des rangées de caisses étroitement verrouillées étaient émaillées de hiéroglyphes ternis. Les marches des escaliers mécaniques grises de poussière gardaient çà et là les traces des pas de ceux qui l’avaient emprunté pour atteindre les étagères supérieures.
Tchoïo Tchagass, pâle et solennel, se redressa. Il apparut à l’hôte venue de la Terre comme un prêtre ancien, gardien des connaissances secrètes, ce qu’il était d’ailleurs.
— Savez-vous où nous nous trouvons ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— J’ai compris. On garde ici ce que vous… vos ancêtres ont emporté de la Terre dans leurs astronefs.
L’émotion la rendait tendue. Quelle chance pour une historienne de l’EMD de tomber sur les archives de la période la plus sombre de l’ère des grands changements à la veille de l’ERM – Ère de la Réunification Mondiale – ! Rodis effleura respectueusement l’énorme pupitre venu sans doute avec l’astronef des temps anciens, l’un des premiers vaisseaux à s’être enfoncé désespérément dans les profondeurs inconnues et d’une complexité apparemment incommensurable.
Tchoïo Tchagass adressa un signe de tête encourageant à Faï Rodis, tout émue, et lui montra au centre de la salle les rangées de chaises rigides en métal et en plastique.
— Je comprends qu’ici tout soit intéressant pour vous. Mais, n’oubliez pas que nous devrons poursuivre notre conversation. Vous regarderez les films, emportés par nos ancêtres en souvenir de la planète qu’ils ont fui.
— Ils ont fui avec le faible espoir d’être sauvés, et ils ont trouvé une planète vierge et une vie nouvelle qui a remplacée l’ancienne. Lorsque le doute ou l’incertitude de la route choisie envahit mes nerfs las, je viens ici pour me saouler de haine et y puiser ma force.
— De haine envers qui et à quel propos ?
— Envers la Terre et l’humanité qui y vit ! dit Tchoïo Tchagass, avec conviction. Regardez la série que j’ai choisie. Je n’ai pas besoin de vous expliquer les motifs qui m’ont fait interdire vos stéréofilms. En voyant l’histoire de votre paradis, dit le souverain avec une rare amertume, qui peut douter de la véracité des films que vous avez montrés ? Comment une planète pillée, martyrisée, a-t-elle pu se transformer en un jardin merveilleux ; comment des gens aigris ne croyant en rien, ont-ils pu devenir de tendres amis ? Quels outils, quelles voies, quelle terreur extrême, ont maintenu les peuples de la Terre dans la discipline ? D’ailleurs, dites-vous vraiment la vérité ? Vous avez le don de séduire. Je l’ai éprouvé moi-même. Vous souvenez-vous de la légende de Circée, la magicienne qui transformait les gens en pourceaux ? Il me semble parfois que vous êtes Circée…
— Circée est un merveilleux mythe des temps immémoriaux, mythe né aussi de divinités matriarcales, il se rapporte à la magie sexuelle des déesses selon le niveau de la tendance érotique. Ou bien, le niveau est bas, et on se rapproche du pourceau, ou bien, le niveau est élevé, et on se rapproche de la déesse. Ce mythe a presque toujours été mal interprété. La beauté et le désir des femmes éveillent de bas instincts uniquement chez ceux dont les sentiments sexuels ne sont pas plus élevés que ceux d’un animal. Autrefois, les femmes comprenaient très rarement le sens de la lutte contre la sauvagerie sexuelle de l’homme, et celles qui l’on compris ont été appelées des Circée. La rencontre avec Circée a été la pierre de touche pour tout homme désireux de savoir si pour Éros, il était un homme. La magie sexuelle n’agit qu’au niveau inférieur de la perception de la Beauté et d’Éros… Voulez-vous essayer ? proposa Rodis et, se transformant d’une façon indescriptible, elle regarda le souverain de ses yeux autoritaires largement ouverts, ployant intentionnellement sa taille droite et royale.
Une force obscure noua la volonté de Tchoïo Tchagass, un ressort puissant l’enveloppa, lui coupa la respiration. Ses mâchoires se serrèrent, un désir violent tendit ses muscles.
— Non ! s’écria-t-il, buté.
Rodis baissa les yeux et le souverain s’assit, l’air menaçant, au bord de la table et appuya sur les manettes.
La lumière s’éteignit, le mur du souterrain disparut, remplacé par une image d’une profondeur extraordinaire même par rapport aux excellents TVP ordinaires. Et Rodis oublia tout et fut transportée dans le lointain passé de sa planète natale.
Au début, seuls quelques films furent projetés, choisis par Tchoïo Tchagass selon l’ordre historique des événements. Il n’existait pas de documents cinématographiques pour les temps les plus reculés. Il avait fallu reconstituer les événements les plus importants. Toutefois, ces événements détruisirent inexorablement les merveilleux contes de la Terre sur les bons tsars, les reines sages, les chevaliers sans peur et sans reproche, défenseurs des faibles et des opprimés. Les légendes sur les vaillants guerriers de la foi et les généraux courageux se transformèrent en une suite de meurtres sanglants, de cruauté fanatique, en belles villes, en contrées merveilleuses et en îles fertiles ruinées.
L’histoire de la Terre que nos lointains ancêtres écrivirent et apprirent, a été orientée de façon à dissimuler le coût réel des guerres, des changements de souverains et de civilisation. Mais les reconstitutions, filmées ultérieurement, de l’EMD ont établi la preuve que les efforts des gens pour créer la beauté, édifier la Terre, travailler pacifiquement et connaître la nature se sont montrés invariablement vains, et se sont achevés dans le malheur et la destruction. Tantôt, des cannibales féroces dévoraient une tribu plus civilisée devant ses grottes arrangées et décorées avec soin ; tantôt, sur un fond de villes incendiées, les guerriers assyriens tuaient enfants et vieillards, violaient des femmes devant une foule d’hommes brutalement garrottés, attachés aux chars par des courroies passées dans leurs mâchoires inférieures. Un défilé ininterrompu de villages brûlés, de villes pillées, de champs piétinés, de foules d’hommes épuisés, chassés comme du bétail. Non, aucun éleveur ne s’était jamais conduit ainsi envers son bétail. De toute évidence, l’homme avait moins de prix qu’un animal. De plus, les gens étaient soumis à des tortures sadiques. En Chine, on les coupait lentement en deux sur les places publiques ; sur les routes de l’Orient, on les empalait ; on les mettait en croix en Méditerranée, on les pendait à des crochets de fer comme des bœufs fraîchement écorchés.
La technique de destruction massive « s’était perfectionnée » sans cesse : décapitations, bûchers, croix et pals ne purent anéantir les gens amassés dans les villes en guerre. On les entassa par groupes dans les champs et des hordes de chevaux les piétinèrent. À coup de lances et de sabres, les foules affolées furent chassées dans les montagnes, puis jetées dans des ravins abrupts. Des murs et des tours de gens vivants s’élevèrent, les couches de corps alternant avec les couches d’argile. Parmi toute cette fantasmagorie de destructions massives, au cours desquelles le plus frappant fut la totale soumission des masses humaines, hypnotisées par la force des vainqueurs, Faï Rodis retint la scène de la chute de Rome. Les fières Romaines et leurs enfants tentèrent de trouver refuge sur le Forum. Sans défense, privées du soutien habituel des pères, des maris, des frères tués à la guerre, les petites filles, les jeunes filles, les femmes et les vieilles femmes regardaient approcher avec un désespoir étonné et total la foule de Huns et de Germains, enivrés par leur victoire, leurs haches et leurs glaives ensanglantés à la main. Cette séquence inoubliable mise en scène par un artiste de talent incarna pour Rodis l’un des degrés de l’inferno.