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Les films de la troisième caisse étudièrent les gens séparément et montrèrent en gros plan les souffrances et les maladies provoquées par une vie déraisonnable, la rupture avec la nature, la méconnaissance des exigences de l’organisme humain et des naissances mal contrôlées et désordonnées. Des villes gigantesques apparurent et disparurent, abandonnées à cause de la pénurie en eau : fragments éparpillés de béton, de fer et d’asphalte gondolé. Énormes usines hydroélectriques emportées par le limon, barrages brisés par les modifications de l’écorce terrestre. Golfes et baies en décomposition par suite de la destruction de leur régime biologique, eaux empoisonnées par l’accumulation de l’eau lourde à cause de l’évaporation accélérée de petits bassins artificiels dans des rivières cloisonnées. Immenses bandes de mousse morte le long des rives désertes : mousse noire due aux déchets pétroliers, mousse blanche due aux produits chimiques de lessive déversés par millions de tonnes dans les mers et les lacs.

Puis, se déroulèrent les successions affligeantes d’hôpitaux, de cliniques psychiatriques et d’asiles de fous et de handicapés bondés. Les médecins menèrent une lutte désespérée contre l’accroissement incessant des maladies. Les connaissances sanitaires et bactériologiques supprimèrent les épidémies qui attaquaient l’humanité du dehors. Mais l’absence d’une compréhension sensée de la biologie ajoutée à la liquidation des faibles selon une sélection cruelle, ébranlèrent la solidité de l’organisme, solidité acquise par des millions d’années de sélection. Venus du dedans, des ennemis inattendus s’abattirent sur l’homme : allergies en tous genres – au nombre desquelles, l’une de ses plus terribles manifestations, le cancer – tares de l’hérédité, déficiences psychiques se multiplièrent et constituèrent un véritable fléau. Pour si étrange que cela puisse paraître, la médecine ne se considérait pas comme une science de première importance, continua d’étudier l’homme tout seul, en tant qu’unité numérique et abstraite, et se montra incapable de lutter contre ces nouvelles formes de maladies. La nourriture grossièrement frelatée fut encore un mal supplémentaire. Bien que se soient déroulées sous les yeux de l’humanité, les tristes expériences de nourriture amylacée des sociétés les plus anciennes des zones tropicales – manioc, patate et maïs –, on n’en tint aucun compte à l’époque de l’EMD. On ne voulut pas comprendre que cette abondance de nourriture était illusoire parce qu’incomplète. Ensuite, commença un épuisement progressif causé par le manque d’albumine, tandis que se développait au stade sauvage le cannibalisme. Une mauvaise nourriture accrut le nombre des personnes impotentes et indolentes, ce qui est un lourd fardeau pour n’importe quelle société.

Faï Rodis eut à peine la force de regarder les malades atteints de cancer, les pitoyables enfants handicapés, les adultes apathiques, les gens pleins de force que l’énergie et la soif d’action avaient conduit à l’usure cardiaque, inévitable dans les conditions de vie difficile des temps passés, et à une mort prématurée.

Plus menaçantes encore apparurent les psychoses non diagnostiquées qui rongeaient insensiblement la conscience de l’homme, gâchaient sa vie et l’avenir de ses proches. L’alcoolisme, la méchanceté sadique et la cruauté, l’amoralité et l’impossibilité de s’opposer aux désirs même éphémères, transformèrent l’homme normal en une sorte de bête répugnante. Le pire fut que ces personnes n’en prirent conscience que trop tard. Il n’existait pas de loi pour protéger la société de leurs actions et ils réussirent à mutiler moralement beaucoup de monde autour d’eux, et surtout leurs propres enfants, malgré l’abnégation exceptionnelle des femmes – épouses, amantes et mères…

« Et plus exactement, songea Rodis, ce sont cette abnégation, cette patience et cette bonté qui ont permis aux timides bourgeons de la violence naissante et de la veulerie de s’épanouir en somptueuses fleurs du mal. De plus, la patience et la douceur des femmes ont aidé les hommes à endurer la tyrannie et l’injustice du système social. Humbles et serviles devant leurs supérieurs, ils ont ensuite fait payer leur honte à leur famille. Les régimes les plus despotiques ont subsisté le plus longtemps dans les régions où les femmes ont été les plus opprimées et le plus humiliées : pays musulmans du monde ancien, en Chine et en Afrique. Partout où les femmes ont été réduites à des bêtes de somme, les enfants qu’elles ont élevés sont devenus des sauvages ignares et arriérés ».

Faï Rodis trouva ces considérations intéressantes, et elle les dicta à un appareil enregistreur dissimulé dans le petit miroir en aileron fixé sur son épaule droite.

Ce qu’elle venait de voir l’avait ébranlée. Faï Rodis comprit que les films des anciens astronefs avaient procédé à une sélection particulière… Les gens qui haïssaient leur propre planète, doutant de la faculté de l’humanité à sortir de l’inferno d’une vie non structurée, avaient emporté avec eux ce qu’il y avait de plus dépravé dans l’histoire des peuples et des pays et dans leur civilisation, afin que la génération suivante se représente la Terre abandonnée comme un lieu de souffrance incroyable où il ne fallait pas retourner, quelles que soient les épreuves ou en cas de fin tragique du voyage. Ce sentiment de rupture avec le passé avait, sans doute, contraint les ancêtres des Tormansiens d’aujourd’hui à déclarer, lorsqu’ils eurent la chance étonnante de découvrir une planète habitable sans êtres doués de raison, qu’ils venaient des mythiques Étoiles Blanches et qu’ils étaient les descendants d’une civilisation puissante et sage. Rien n’empêcherait ensuite de montrer les films des horreurs de la Terre qui, par contraste, feraient apparaître la vie actuelle sur Tormans comme un véritable paradis. C’est pourquoi, détruire la foi enracinée dans la sagesse supérieure des Étoiles Blanches et de ses gardiens – les oligarques – était considéré comme dangereux. Il existait, en fait, bien d’autres raisons.

Faï Rodis était lasse. Ôtant le fin tissu de son vêtement pseudo-tormansien, elle accomplit une série d’exercices compliqués qu’elle termina par une danse improvisée. La course désordonnée de ses pensées se calma, et Rodis fut de nouveau capable de réfléchir tranquillement. S’asseyant au bout de la grande table, dans la pose classique des sages orientaux d’autrefois, Rodis se concentra si fort que tout ce qui l’entourait disparut : devant son regard pensif ne resta que sa planète natale.

Même elle qui était spécialiste de l’époque la plus critique et la plus terrible du développement de l’humanité terrestre, ne se représentait pas toute l’étendue et toute la profondeur de l’inferno qu’avait traversé le monde avant d’atteindre une vie libre et raisonnable.

Les anciens avaient vécu toute leur vie dans ces conditions, ils n’en avaient pas connu d’autre. Et, de génération en génération, malgré la cruauté et l’ignorance, s’étaient tendus les fils d’or de l’amour pur, de la conscience, de la douce compassion, de l’aide et des recherches pleines d’abnégation pour sortir de l’inferno. « Nous étions habitués à nous incliner devant les titans de l’art et de la pensée scientifique, pensa Rodis, mais eux, portant la cuirasse de l’œuvre ou de la connaissance rejetées, avaient pu facilement se faufiler à travers les peines de la vie. C’était autrement difficile pour les gens ordinaires, ceux qui n’étaient ni penseurs ni artistes. Leur seule protection contre les coups du sort restaient les rêves et la fantaisie, même s’ils étaient bafoués et piétinés au cours de leur vie malchanceuse. Et pourtant… arrivèrent des gens nouveaux qui leur ressemblaient, gens modestes et bons au labeur ignoré, fidèles à leur manière à leur aspiration élevée. À l’Ère du Monde Désuni succéda l’Ère de la Réunification Mondiale, puis, il y eut l’Ère du Travail Général et l’Ère des Mains qui se Touchent ».