— Je vois clair dans votre jeu, mais je ne m’attendais pas à une telle impudence et à une telle effronterie chez une savante, chez le chef des étrangers.
Faï Rodis se tut, se rappelant la sémantique des injures oubliées, avec laquelle elle devait se familiariser sur Tormans. Ce silence irrita davantage encore la Tormansienne.
— Je ne tolérerai pas que vous vous promeniez ici dans une telle tenue ! s’écria-t-elle.
— Quelle tenue ? dit Faï Rodis sans comprendre. Ah, je vois. Mais votre mari a dit que cette tenue lui plaisait.
— Il l’a dit ! Iantre Iahah s’étouffa de colère. Vous ne comprenez pas que vous êtes indécente !
Elle regarda Rodis avec une expression de dégoût appuyé.
— Selon vos mœurs, ce vêtement ne convient pas pour aller dans la rue, acquiesça Rodis. Mais à la maison ? Votre vêtement, par exemple, me semble trop beau et trop provocant.
La Tormansienne, vêtue d’une robe au corsage décolleté bas qui dévoilait sa poitrine et à la jupe courte, découpée en rubans étroits qui découvraient son ventre à chaque pas, semblait réellement plus nue.
— De plus – et un sourire à peine perceptible glissa sur les lèvres de Rodis – je suis absolument inaccessible dans ce métal.
— Vous autres, Terriens, vous êtes soit d’une naïveté incommensurable, soit d’une extrême rouerie. Ne comprenez-vous donc pas que vous êtes d’une beauté qu’aucune femme de ma planète ne peut égaler ? Vous êtes belles, extraordinaires et dangereuses pour nos maris… Il suffit de vous regarder… – Iantre Iahah serra nerveusement ses mains. Comment vous expliquer ? Vous êtes habituée à la perfection physique, c’est normal pour vous, tandis que chez nous, c’est un don rare.
Faï Rodis posa sa main sur l’épaule nue de Iantre Iahah, celle-ci se recula et se tut.
— Excusez-moi, dit Rodis en s’inclinant légèrement.
Elle défit son turban et s’habilla en un instant.
— Mais vous avez promis des danses à mon mari ?
— Oui, et il faudra tenir cette promesse. Je ne pense pas que cela puisse vous être désagréable. Toutefois, mes relations avec le souverain de la planète sont une affaire particulière qui concerne les contacts entre nos mondes.
— Et moi, je suis de trop ? éclata à nouveau la Tormansienne.
— Oui ! affirma Faï Rodis et Iantre Iahah se cacha, muette de rage.
Faï Rodis traversa lentement la salle, plongée dans ses pensées. Sa grande lassitude émoussa ses sentiments toujours en éveil. Elle franchit une seconde salle jaune et marron et avait à peine pénétré dans la dernière galerie faiblement éclairée reliant les appartements du souverain à la partie du palais assignée aux Terriens, qu’elle sentit qu’on la regardait. Instantanément, Rodis recouvra sa vigueur psychique lui permettant de contrer les intentions mauvaises. Un son étranglé, semblable à une exclamation d’étonnement embarrassé se fit entendre dans l’obscurité. Bandant sa volonté, Rodis s’approcha : un homme, courbé en deux, courait en se dirigeant vers l’endroit d’où elle venait.
À ce moment, en bas, quelque chose s’écroula lourdement. Le hurlement du SVP avertissant Rodis éclata dans tous les recoins du palais. Les gardes se mirent à courir. C’est au même instant que la compagnie de « secours » s’évanouit dans le sol de la Salle des Ténèbres ou Salle des Condamnations, comme on l’appelait officiellement.
Les gens de la Terre n’avaient pas encore compris qu’il ne fallait pas considérer la garde du palais et les sous-chefs comme des gens normaux, responsables de leurs actes, simplement peu instruits et mal élevés. Non, les « violets » étaient des êtres asservis, perturbés psychiquement, incapables de juger et totalement libérés de tout sentiment de responsabilité, livrés sans restriction à la volonté de leurs supérieurs. C’est à cette conclusion qu’aboutirent les astronavigants, après avoir écouté le bref rapport de Faï Rodis.
— Nous avons tous commis plusieurs erreurs.
Rodis enveloppa ses camarades d’un regard ironique.
— Est-ce à moi de vous adresser des reproches, alors que j’ai voulu moi-même, dans une certaine mesure, secouer, bouleverser cet entêtement de fer, ce désir de conserver un ordre monstrueux ?
— Nous avons été littéralement accablés d’archives, dit Tchedi. Vieux temples et autres demeures abandonnées bourrés de piles de livres, de papiers, de cartes et de documents, moisis et parfois à demis pourris. Pour mettre en ordre ne serait-ce qu’un seul de ces dépôts d’archives, il faudrait des centaines d’ouvriers assidus, et le chiffre approximatif de ces dépôts sur toute la planète est d’environ trois cent mille.
— Ce n’est pas mieux en ce qui concerne les œuvres d’art, remarqua Ghen Atal. Dans les Maisons de la Musique, de la Peinture et de la Sculpture, on n’expose que ce qui plaît au Conseil des Quatre et à ses proches collaborateurs. Tout le reste, ancien ou nouveau, a été entassé dans des établissements fermés que l’on ne peut visiter. J’ai vu l’un d’eux. Là sont entreposées des quantités de toiles, des pyramides désordonnées de statues, couvertes d’une épaisse couche de poussière. On a le cœur serré à voir ce cimetière du travail créateur colossal, des rêves et des espoirs ainsi « réalisés » par l’humanité de Ian-Iah !
— En gros, tout est clair, dit Evisa Tanet. Nous trouvant ici, nous ne verrons que ce qu’ils veulent nous montrer. En conséquence, nous ramènerons sur la Terre un tableau monstrueusement déformé de la vie sur Tormans et notre expédition n’aura eu qu’une utilité relative.
— Que proposez-vous ? demanda Vir Norine.
— Aller au cœur de la vie quotidienne de la planète, répondit Evisa avec conviction. Dans quelques jours, nous pourrons enlever nos scaphandres et notre apparence métallique ne troublera plus notre entourage.
— Enlever les scaphandres ? Et les armes mortelles ? s’écria Ghen Atal.
— Il le faudra bien, dit Rodis tranquillement, sinon les gens de Tormans nous éviteront. Et ce n’est que par eux que nous pourrons avoir une représentation exacte de la vie ici, de ses buts et de son sens. Il est absurde d’escompter que notre équipe puisse déterrer les énormes couches d’informations abandonnées et qu’elle puisse les comprendre. Nous avons besoin de gens de régions, de professions et de couches sociales différentes. La profession a beaucoup d’importance ici, car c’est la même pour toute la vie.
— Et, malgré cela, ils travaillent mal, remarqua Tchedi. Tivissa et Tor ont examiné les instituts biologiques de la planète et ils ont été frappés par l’état d’abandon incroyable des réserves domaniales et des parcs : forêts épuisées et moribondes, faune tout à fait dégénérée. Nous devons enlever nos scaphandres au plus vite, Evisa.
— Il vous faudra patienter environ six jours.
Les astronavigants allèrent chacun dans leurs chambres pour se préparer à l’émission régulière de « La Flamme sombre ».
— Vous vouliez voir Veda Kong ? Alors, allons-y, dit soudain Faï Rodis, en s’adressant à Tchedi.
Le SVP noir, qui était resté longtemps silencieux, alla en trottinant du coin de la pièce où il se trouvait vers le divan. Faï Rodis sortit une « stellette » de la machine à mémoire à la couverture encore intacte et déroula une feuille. La couleur rouge-grenat indiquait une biographie à tendance lyrique. Rodis procéda à quelques manipulations, et une vision vivante apparut devant le haut mur tendu de bleu. Les stéréofilms de l’EGA égalaient les leurs, et Veda Kong sortant du siècle passé, entra et s’assit sur un fauteuil de fin métal tressé – comme il en existait à cette époque – en face de Rodis et de Tchedi.