Faï Rodis, assise à côté de Tchedi, vit les joues de celle-ci s’enflammer. La jeune fille la regarda d’un air suppliant, comme pour lui dire : « Faites donc quelque chose ! »
Une phrase tirée d’un manuel quelconque jaillit dans la tête de Rodis « La stupidité ne doit jamais l’emporter, ses conséquences sont invariablement mauvaises ». Elle se leva, l’air décidé et fit signe à Evisa Tanet d’approcher.
— Nous allons danser maintenant, déclara-t-elle tranquillement, comme si c’était au programme.
Tchedi, ravie, leva les bras au ciel.
— Pour ma part, j’en ai assez ! dit Iantre Iahah d’un ton mordant, et elle quitta la salle.
Cinq autres invitées se levèrent docilement à sa suite. Mais Tchoïo Tchagass s’installa encore plus confortablement dans son fauteuil et les hommes décidèrent de rester. D’ailleurs, les Terriens qui regardaient depuis l’astronef virent que les femmes de Tormans, la femme du souverain à leur tête, se cachaient derrière les draperies gris-argent.
Faï Rodis et Evisa Tanet disparurent quelques minutes et réapparurent, vêtues de leurs seuls scaphandres. Chacune d’elles portait attaché au poignet un cristal octaèdre enregistreur. Deux femmes : l’une couleur aile de corbeau, l’autre vert argent comme une feuille de saule, debout, côte à côte, levant leurs bras ornés du cristal. Un rythme inhabituel, brusque, avec une alternance de coups saccadés et lents, éclata dans la salle. S’accordant au grondement rythmique, la danse débuta par des passes rapides bras tendus en avant vers les spectateurs, brusques contorsions des hanches.
Des ondes d’une force stupéfiante descendirent sur les Tormansiens elles émanaient des mains aux poignets tournés vers le bas. S’abandonnant au chant monotone, Evisa et Rodis baissèrent les mains, les posèrent sur les hanches, les poignets écartés. Lentement et à l’unisson, elles se mirent à tourner, jetant de regards farouches et impérieux aux spectateurs. Elles tourbillonnèrent, levant triomphalement les bras. Les coups des instruments invisibles fondirent sur les habitants de Tormans atteignant quelque chose de profondément enfoncé dans leur cœur. Evisa et Faï s’arrêtèrent. Les bouches serrées des deux femmes s’entr’ouvrirent, montrant des dents parfaites, leurs yeux brillants eurent un sourire vainqueur. D’un air triomphant, elles chantèrent un vieil hymne iranien : « Captive et amoureuse, tout éclairée de lune, robe de soie à demi dégrafée, tenant une coupe de vin… regard à l’ardeur malicieuse, lèvres à la courbure mélancolique ! » À la fois saccadé et moqueur, le son des instruments se répandit, surprenant, les spectateurs qui retinrent leur souffle. Les corps immobiles couverts de métal noir et vert s’animèrent à nouveau. Sans changer de place, ils répondirent à la musique par des contorsions de tous leurs muscles, extraordinairement dociles et puissants. Comme l’eau sous l’action du vent, les bras et les épaules, le ventre et les cuisses s’animèrent soudain et de façon éphémère. Ces brefs emportements se fondirent en un seul courant ininterrompu, transformant les corps d’Evisa et de Rodis en quelque chose d’inaccessible et de douloureusement attirant. La musique s’interrompit.
— Ah ! s’écrièrent Evisa et Faï, laissant retomber leurs mains en même temps.
Au grand effroi des femmes étonnées derrière les rideaux, Tchoïo Tchagass et les membres du Conseil des Quatre, hypnotisés par la musique, se penchèrent tellement en avant qu’ils glissèrent de leurs fauteuils. Ils se reprirent aussitôt, comme si de rien n’était et frappèrent frénétiquement de leurs mains les accoudoirs, en signe d’extrême enthousiasme.
Rodis et Evisa disparurent.
— Comment ont-elles pu ! dit Olla Dez d’un air de reproche, après avoir observé attentivement la danse sauvage.
— Mais, non ! C’est merveilleux, s’écria Div Simbel. Regardez le choc qu’ont reçu les Tormansiens.
Effectivement les spectateurs du palais de Tsoam paraissaient déconcertés, tandis que les deux femmes reprenaient leurs places, calmement, l’air épuisé. L’apparition de Faï Rodis et d’Evisa Tanet fut saluée de coups retentissants sur les fauteuils et de clameurs approbatrices.
Rodis se tourna vers ses camarades de l’astronef, montra du doigt que les batteries s’étaient déchargées et débrancha les SVP. Olla Dez interrompit également l’émission avec « La Flamme sombre » et dit : « Rodis se conduit parfois comme une écolière du 3e Cycle ».
— Cela n’empêche pas qu’elles étaient réellement merveilleuses ! protesta Grif Rift. Je ne les compare pas à vous. Vous êtes la déesse de la danse, mais sur la Terre seulement.
— Sans aucun doute, je suis battue ici, concéda Olla Dez. Rodis et Evisa ont su utiliser l’influence du rythme sur le subconscient. La chanson rythmique collective, les pirouettes, étaient autrefois considérées comme un moyen magique pour conquérir les gens, de même que les marches militaires ou la gymnastique collective chez les yogi. Les « orgies rouges » tantriques dans les monastères bouddhiques, les mystères en l’honneur des dieux d’amour et de fertilité dans les temps de l’Hellade, de Phénicie et de Rome, les danses du ventre en Égypte et en Afrique du Nord, les danses « extatiques » en Inde, en Indonésie et en Polynésie, eurent, jadis, sur les hommes un effet érotique, mais hypnotique également. Ce ne fut que beaucoup plus tard que les psychologues interprétèrent l’alliage des associations visuelles comme le sentiment principal de l’homme dans sa perception d’une beauté étroitement liée à l’érotisme par de centaines de milliers d’années de sélection naturelle, toujours plus parfait. Ce n’était pas en vain que de tous temps, la souplesse et la musicalité du corps féminin avaient été comparées à la danse du serpent. En tant qu’historienne, Faï Rodis avait supprimé le pouvoir hypnotique des danses anciennes et l’effet en était prodigieux, mais quand avait-elle pu initier Evisa ?
— Il ne faut donc pas accuser Rodis d’action légère et improvisée. Il est évident qu’elle a préparé cette danse depuis longtemps, pour montrer aux Tormansiens leur parenté avec nous, dit Grif Rift d’un ton convaincu.
Par-delà les murs des Jardins de Tsoam, sur la seconde plate-forme des contreforts montagneux, poussait une petit forêt dans laquelle les arbres ressemblaient tellement aux cryptomères que, même vus de loin, ils provoquaient chez Rodis des accès de nostalgie envers sa planète natale. Les cryptomères poussaient autour de son école du 1er Cycle. Le 1er Cycle était la période la plus difficile de la vie enfantine. Après la liberté et l’insouciance du Cycle zéro commençait le temps de la sévère responsabilité envers ses actes. La petite Faï s’enfuyait souvent à l’ombre des cryptomères pour pleurer.
Se trouvant hors des limites du palais, Rodis, au cours d’une promenade avec l’ingénieur Tael, se précipita vers un arbre et se serra contre son tronc, essayant de saisir le parfum natal de résine et d’écorce chauffée par le soleil. Le scaphandre supprimant toute sensibilité cutanée l’empêcha de sentir l’arbre vivant, le tronc lisse ne sentait que la poussière.
Le sentiment, oublié depuis l’époque des expériences de l’enfer, d’être dans une impasse, oppressa la poitrine de Rodis et elle baissa la tête pour qu’Evisa et Vir ne puissent lire sur son visage la nostalgie. L’arbre de sa planète natale était une illusion. Combien de duperies trouverait-on encore ici et surtout chez des gens semblables physiquement aux Terriens, mais si différents moralement !
L’ingénieur Tael avait fait venir, sous différents prétextes, environ une centaine de ses collègues et connaissances auprès des Terriens. En dépit de l’unité extraordinaire de ce groupe, les invités de la Terre conseillèrent d’en exclure une trentaine. Une sélection aussi sévère stupéfia tout d’abord Tael. Les Terriens lui expliquèrent qu’ils avaient distingué non seulement ceux qui étaient visiblement mauvais ou qui cachaient une mentalité déformée et basse, mais aussi ceux dont les aspirations à la connaissance et à la liberté spirituelle n’étaient pas plus fortes que ces insuffisances mentales naturelles chez un homme non entraîné.