— Les distances ne nous font pas peur, dit Tivissa en souriant.
— Nous ne craignons pas non plus cette vermine ! intervint Tor Lik. Nos SVP peuvent les chasser ou les détruire !
— Pourquoi vider nos batteries ? fit remarquer Tivissa. Même si Ghen en a apporté des neuves, nous avons encore un long chemin à parcourir.
— Tivissa a raison. On nous a répété que c’était dangereux. De plus, en cas d’attaque sous-marine, il faudra dépenser deux fois plus d’énergie.
En signe d’accord, Tor Lik porta les mains à son front.
On sentit sous le bateau le banc de sable incliné. Les conducteurs autorisèrent les passagers à se réunir sur le pont. L’air figé et lourd avait un arrière-goût d’oxyde d’azote, comme si les processus chimiques inertes dominaient dans la nature environnante. Le fond incroyablement plat, de couleur verte, semblait du limon compact. D’énormes tourbillons de sédiments troubles s’élevèrent à la poupe.
— Alors, et ce bain, Tivissa ? dit Ghen Atal en montrant le fond. Tu peux t’enliser jusqu’au cou ici.
Les moteurs grondèrent, la vase commença à bouillonner. Le barreur fit faire un bond au navire qui accosta sur le remblai de sable et de galets. De là, les Terriens gagnèrent la berge sans difficulté en empruntant une large planche. Ils aidèrent leurs Neufpattes à passer.
— Quand devons-nous revenir ? demanda le barreur d’un ton brusque.
— Nous n’avons plus besoin de vous, dit Tor, et les deux marins poussèrent ouvertement un soupir de soulagement.
— Nous nous enfoncerons dans le pays et nous franchirons les crêtes en direction de l’équateur pour aller dans la plaine Men-Zine, poursuivit l’astrophysicien après avoir vérifié sur la carte, là nous prendrons un avion.
— Et nous explorerons Kin-Nan-Té, la plus grande ville morte de l’Hémisphère de Queue.
— Kin-Nan-Té ! s’écria le barreur, puis il resta silencieux.
Son camarade le poussa, salua les Terriens et leur souhaita d’être « comme le Serpent, invincibles et indomptables ».
Les marins mirent le bateau en marche. Il s’arracha au banc de sable et fut emporté sur la Mer de Miroir.
Abandonnés à eux-mêmes, les Terriens ôtèrent leurs vêtements, les roulèrent en solides baluchons et les attachèrent aux SVP. Puis, les trois silhouettes de couleurs différentes – grenat sombre, vert malachite et marron doré – longèrent à grandes foulées infatigables la rive en direction de la place ovale du débarcadère. La ville abandonnée de Tchendina-Tot les accueillit : uniformité écrasante de ses maisons, ses écoles, ses lieux de distractions et ses hôpitaux, uniformité caractéristique des constructions érigées à la hâte et négligées à l’époque de « l’explosion démographique ». L’étrange manie de mélanger à l’intérieur d’appartements étriqués les services à affectations différentes vouait à une triste promiscuité enfants, malades, personnes âgées. De plus, les voitures bruyantes se pressaient dans les rues aussi étroites que des canaux. Tivissa et Tor avaient déjà observé cela dans les villes « vivantes ».
Les minables constructions en forme de parallélépipède aux baies vitrées identiques n’avaient rien de ce mystère qui fait généralement le charme des villes abandonnées. Les Terriens traversèrent rapidement les rues mélancoliques et couvertes de poussière. Immobiles dans l’air étouffant, les squelettes courbés des arbres tombaient en poussière au moindre effleurement. Tor pénétra à tout hasard dans un immeuble qui lui avait plu par l’encadrement doré de son entrée. Les soutènements rongés par la rouille et recouverts de ciment retenaient à peine le plafond. Tor Lik décida d’aller plus loin. Les contours harmonieusement arrondis de l’intérieur étaient très différents de la plupart des immeubles aux mornes angles droits. Après avoir traversé un hall en demi-lune, encombré de débris de meubles, Tor Lik se trouva dans une salle ronde, qui lui fit aussitôt penser à la Terre. Il examina la salle avec attention et remarqua que les murs étaient faits de dalles de dunite polie et de pyroxénite hyper-murale, provenant des roches abyssales et ultrabasiques de l’assise de la croûte terrestre, formant apparemment, ici aussi, les zones inférieures de l’écorce de Tormans. Comme pour souligner la ressemblance, deux frises rouges cylindriques étincelaient sous la poussière. Tor Lik reconnut en elles les éclogites riches en gros grenats.
— Tor, où es-tu ? appela à voix haute Tivissa, en entrant.
— Chut ! Sors d’ici, l’immeuble tient à peine.
— Qu’as-tu trouvé d’intéressant dans cette pièce poussiéreuse ?
— Elle est faite de minéraux qui proviennent des profondeurs de Tormans, répondit Tor en sortant dans la rue. Elle ressemble tout à fait à celle qui se trouve dans le musée des montagnes de l’Oural. Comme on pouvait s’y attendre, la composition interne de la planète est très proche de celle de la Terre. Il s’ensuit que la gravitation et les caractéristiques des processus géologiques sont presque identiques.
Une plaine nue s’étendait au-delà de la ville, s’élevant doucement vers les montagnes. Très loin, des taches noires s’élargissaient dans un mirage brûlant. Le stéréotélescope permit de voir qu’il s’agissait des premiers arbres véritables.
Les trois Terriens continuèrent de marcher sur l’ancienne route sinueuse faite de cailloux aplanis comme ceux que l’on trouve dans le lit d’une rivière : des siècles durant, les roues des lourds attelages avaient enfoncé le revêtement de la route dans le sol friable. Ghen Atal s’arrêta si brusquement que le SVP trottinant près de lui souleva un nuage de poussière en plantant ses courtes pattes dans la route.
— Regardez, nous traversons un cimetière !, s’écria l’ingénieur de protection blindée, en montrant un champ immense de tertres à peine visibles.
Rompant la monotonie, se dressaient çà et là des fragments de clôtures, des dalles de ciment qui servaient de pierres tombales.
— Cela vous étonne, Ghen ? dit Tor Lik. C’est vrai que vous venez juste de quitter les Jardins de Tsoam. Autour de chaque grande ville, des cimetières de ce genre s’étendent sur des dizaines de kilomètres. Ils ont surgi à l’époque de surpopulation, lorsque la pénurie de combustible conduisit à interdire la crémation des cadavres et à revenir à l’ancienne coutume de l’inhumation. Les cimetières géants de Tormans sont l’une des preuves éloquentes de la catastrophe phosphorique qui se produisit sur la planète. Si Tormans ressemble tellement à la composition élémentaire de la Terre, alors, comme sur la Terre, les ressources en phosphore y étaient très limitées. Non seulement, les Tormansiens ont rejeté le phosphore, en tant que déchet, dans l’océan où il s’est dissous, sans que leurs pauvres moyens en matière d’énergie leur permettent de l’en extraire, mais encore ils l’ont enfoui avec des milliards d’ossements dans des cimetières desséchés, l’excluant du tourbillon de la planète. Ils ne se sont pas rendu compte qu’aucun des processus s’opposant à l’entropie n’est possible sans phosphore.
— Étrange, en effet. Pourquoi ont-ils renoncé à l’ancienne perpétuation des cendres ?
— Ils étaient incapables, apparemment, de transformer les événements, dit Ghen.
— Annihilation de la qualité par la quantité, dit Tivissa. Dans les jungles vertes, le tigre semblait une magnifique bête sauvage et inspirait une terreur presque mystique. Mais imaginez dix mille tigres chassés, dans cette plaine par exemple ! Aussi dangereuse que soit cette multitude, ce n’est jamais que du bétail condamné qui n’a plus rien du tigre.