Sans que l’on sache pourquoi, Ghen Atal poussa un soupir et ne prononça plus un mot.
Des taillis clairsemés s’étendaient de tous côtés et se perdaient à l’horizon dans la bande pré-montagneuse. Les Terriens s’approchèrent des premiers arbres. Les petits troncs d’un brun sombre tendaient vers le ciel de plomb les cônes réguliers de leurs branches aux feuilles épaisses couleur chocolat. La symétrie étonnante de ces cônes trapus, la pointe tournée vers le bas, faisait penser au calme constant des environs de la Mer de Miroir. Les voyageurs avaient chaud, bien que la ventilation des scaphandres fût sans cesse en marche. L’air passait sous la « peau » métallique et s’échappait par des soupapes sortant des talons, soulevant de petits jets de poussière à chaque pas.
Le soir sans crépuscule de Tormans surprit les Terriens au milieu des arbres, mais ceux-ci étaient plus gros et portaient des couronnes si épaisses que des branches séparées étaient cachées dans leurs masses feuillues. Les longues ombres s’allongeaient sur le sol sec. Le bosquet torpide ne présentait aucune apparence de vie. Lorsque les Terriens s’installèrent pour la nuit dans le massif d’arbres près de la route, quelques insectes translucides volèrent dans la lumière de la lanterne. Les Terriens branchèrent, à tout hasard, la ventilation d’air à l’encolure de leurs scaphandres. Tivissa aspira l’air de ses narines dilatées et dit :
— Tout est affaire de suggestion. Les cartouches d’insufflation sont chargées de l’air de la Terre, et bien que je sache qu’il ne s’agit que d’un mélange atomique absolument sans goût ni parfum, il me semble sentir dans cette chaleur étouffante le vent parfumé des lacs nordiques… C’est là que je travaillais avant cette expédition.
— Ici, n’importe quelle ventilation apparaît comme le vent du nord, par contraste avec la chaleur étouffante et la poussière, marmonna Tor Lik, en tirant un oreiller réfrigérant et en s’installant contre le flanc du SVP.
La nuit de douze heures de Tormans durait trop longtemps pour que les Terriens se permettent d’attendre l’aube. Ghen Atal s’éveilla le premier, accablé de rêves terrifiants. Des ombres gigantesques lui étaient apparues, s’agitant au loin, silhouettes indéterminées avançant doucement le long d’une palissade inclinée en pierre, et volutes rouges de fumée dans des ravins noirs et béants. Ghen resta étendu un certain temps à analyser ses visions. Il finit par comprendre que son subconscient l’avertissait instinctivement d’une menace éloignée mais certaine. Ghen Atal se leva et réveilla aussitôt Tivissa.
— J’ai fait un mauvais rêve, un rêve inquiétant. Depuis que je suis sur Tormans, mes nuits sont pénibles, surtout juste avant l’aube.
» Deux heures du matin, c’est l’Heure du Taureau, remarqua Ghen Atal. C’est ainsi qu’on appelait, autrefois, le moment extrêmement pénible pour l’homme qui précède l’aurore, lorsque triomphent les dernières forces du mal et de la mort. Les mongols de l’Asie Mineure l’ont ainsi définie : « L’Heure du Taureau s’achève, lorsque, avant le matin, les chevaux se couchent par terre. »
— Dolor ignis ante lucem – violente nostalgie avant l’aube. Les anciens romains connaissaient aussi l’étrange force des heures de la nuit, dit Tivissa et elle commença sa gymnastique.
L’astrophysicien intervint :
— Il n’y a rien d’étrange. Ce sentiment est tout à fait normal, car il est issu de la physiologie d’un organisme encore lié aux temps primitifs et de l’état particulier de l’atmosphère avant l’aube.
— Pour Aphy, tout est toujours lié au Cosmos, dit Tivissa en riant.
Le SVP rouge-doré de Ghen ouvrit la marche. Une lampe posée en haut d’une tige flexible éclaira la route. Comme dans le rêve de Ghen Atal, des ombres noires s’agitèrent sauvagement dans les ravines et les combes. Le SVP sautillait sur la route inégale et l’obscurité environnante tantôt reculait, tantôt recouvrait tout. Là-haut, dans les ténèbres, apparurent un instant les petites lueurs isolées des étoiles. Le satellite de Tormans brillait faiblement, soulignant à droite le dôme régulier d’une montagne éloignée. Les Terriens atteignirent le col sans s’en apercevoir. À nouveau, le désert nu… La descente commença aussi douce que l’avait été la montée. À travers l’obscurité qui allait en s’éclaircissant, quelque chose de sombre se dessina face à eux, couvrant tout l’horizon que l’on voyait à peine. Un bruit faible et continu leur parvint. Les Terriens qui s’étaient habitués aux grandes étendues arides de la planète Tormans ne réalisèrent pas immédiatement que c’était le bruit de l’eau. L’aurore brève éteignit la lanterne du SVP, l’astre maussade, pourpre, surgit en arrière et à droite. Il s’éleva, s’éclaircit et dévoila une combe entre les montagnes. Quelque part au pied d’un versant, une rivière fit entendre son bruissement et au-delà, sur les basses collines, apparut un fourré d’arbres géants. Les voyageurs, pourtant habitués sur la Terre aux eucalyptus et aux séquoias de 150 mètres de haut, en eurent le souffle coupé. Les colonnes relativement minces des troncs de 250 ou 300 mètres de haut étaient couvertes, à leur faîte, d’un vaste chapeau de branches et de feuilles. Les Terriens descendirent vers la rivière, s’attendant à voir un torrent courir sur les galets, mais ils tombèrent sur une eau profonde et sombre dont le débit était très ralenti, car le tronçon d’un arbre colossal s’était mis en travers du cours d’eau. S’efforçant de garder l’équilibre sur la digue glissante, les six piétons – 3 personnes et 3 SVP – franchirent un tapis moelleux comme la mousse. Les SVP furent obligés de faire des sauts pour ne pas que leurs courtes pattes s’embourbent. Après la zone de mousse, le sol redevint pierreux et sec, recouvert dans la partie boisée d’une couche épaisse de feuilles et de branches mortes. Sous les pieds des marcheurs, le tapis à demi pourri se réduisit en poussière brune : il y avait vraisemblablement des siècles que personne n’avait foulé ces restes en décomposition.
— Ainsi, voilà à quoi ressemblaient les forêts de Tormans avant l’arrivée de nos astronefs ! dit doucement Tivissa.
— Qui habitait là à cette époque ? demanda Ghen Atal, poussant du pied une masse putréfiée de feuilles et de fruits, ce qui souleva une poussière sombre. Personne ne pouvait y trouver de quoi se nourrir !
— Dans les grandes forêts de la Terre, répondit Tivissa, toute la vie animale se concentrait là, et elle leva la main vers les branches courbées, perdues dans les hauteurs. Comme pour répondre à son geste, un hurlement aussi aigu qu’un sifflet fendit la forêt silencieuse. Ils s’immobilisèrent, pétrifiés d’étonnement. Quelque part, au loin répondit un hurlement rappelant le sifflement d’une scie à diamants à tours multiples.
Tor Lik prit le stéréotélescope et essaya de distinguer quelque chose dans le feuillage épais. Il crut voir une branche osciller de façon à peine perceptible.
— Ah ! s’écria Ghen Atal, tout joyeux. Tout n’est pas mort ici, au-delà de la mer de Miroir ! Les Tormansiens n’ont pas tout mangé !
— Si le facteur SA joue, alors, ce qui reste ne dit rien qui vaille, dit Tor Lik assombri. Je ne trouve pas ce sifflement sympathique.
Les Terriens restèrent longtemps à écouter et à régler les yeux-objectifs des SVP sur un faible éclairage. Mais, apparemment, la forêt gigantesque ne recelait pas davantage de vie que les cubes des maisons tenant à peine debout de Tchendrine-Tot.
Les Terriens passèrent deux jours de plus dans la forêt, allant d’une colline à l’autre à travers les monceaux de débris végétaux. Des petites clairières surgissaient parfois, colonnes éblouissantes de lumière. Là-haut, le ciel d’un gris livide se découpait dans un cadre de feuilles velues couleur chocolat. Le troisième jour, ils s’arrêtèrent à l’orée de l’une de ces clairières.