— Nous perdons du temps inutilement, dit Tivissa l’air décidé. Si ici, dans ce parc qui est sans aucun doute une ancienne forêt, il n’est resté aucune trace de vie animale en dehors de ces sifflements, nous n’avons que peu de chances d’observer ou même d’apercevoir ces bêtes. Leur peur de l’homme est trop grande. Quel contraste avec la Terre ! J’ai souvent pensé ces jours derniers à nos amis à plumes et à poil. Comment les Tormansiens peuvent-ils vivre sans se soucier de leurs jeunes frères ? L’amour de la nature disparaît s’il n’y a personne pour le partager.
— Excepté celui-ci, murmura Ghen en montrant le côté opposé de la clairière.
Là, derrière la colonne de lumière passant entre les troncs, se cachait un animal aussi gros qu’un ours, mais d’une taille plus petite. De ses yeux brillants comme ceux d’un oiseau il suivait les Terriens immobiles, sans crainte, comme s’il comparait ses forces à celles des voyageurs.
Tivissa tira de sa poche un pistolet chargé de narcotique et envoya dans le flanc de l’animal une ampoule argentée. L’animal émit un bref rugissement, sursauta et, après avoir reçu une seconde ampoule dans la patte arrière, prit la fuite. Ghen Atal bondit à sa poursuite. Tivissa tempéra son ardeur en disant que la préparation pour les gros reptiles agissait au bout de deux minutes, mais que si l’animal avait un système nerveux différent, la préparation pouvait mettre plus de temps pour agir.
Les traces laissées dans le bois putréfié conduisirent au pied d’un arbre qui était gigantesque même par rapport aux géants de cette forêt. Abruti par le puissant narcotique, l’animal sauta d’un bond sur le tronc et tomba à la renverse. Une insupportable odeur de cadavre contraignit les Terriens à mettre les filtres sur le nez, avant d’avancer côte à côte vers la bête invisible. Elle était aussi noire que la nuit de Tormans et avait une peau écailleuse et sans poil. Ses grands yeux écarquillés et vitreux témoignaient d’une image nocturne de la vie. Elle avait deux paires de pattes recourbées si rapprochées l’une de l’autre qu’elles semblaient issues de la même partie du bassin. Sous la lourde tête cubique apparaissait encore une paire de membres longs, filandreux, aux ongles falciformes. Sa large gueule était grande ouverte, dépourvue de lèvres elle découvrait deux rangées arquées de dents coniques émoussées. Soit sous l’effet du narcotique, soit à cause du choc contre l’arbre, le monstre avait rejeté le contenu de son estomac.
Tor Lik prit Tivissa par la main et lui montra un crâne humain à demi digéré, abandonné au milieu de restes d’ossements. Les deux explorateurs sursautèrent en entendant Ghen Atal crier :
— Attention, l’animal revient à lui !
La patte arrière se tordit une fois, une autre. « Impossible », pensa Tivissa. L’effet paralysant dure au moins 1 heure ». Elle regarda autour d’elle et recula sous le regard de quelques paires d’yeux aussi gros, transparents et rouges que ceux du monstre plongé dans le sommeil et qui la fixait avec insistance dans l’intervalle obscur des arbres. L’un des animaux à demi caché par une couche de poussière ligneuse rampa et se courba vers la bête atteinte par le narcotique.
— Tor, plus vite, murmura Tivissa.
Le champ de protection du SVP repoussa l’impudente créature et Tivissa s’occupa d’examiner la bête anesthésiée. Pendant ce temps, Ghen Atal sortit de son SVP un appareil semblable au pistolet paralysant de Tivissa et posa dessus un boîtier rond muni d’une goupille crénelée avec une saillie en son centre. L’astrophysicien aida Tivissa : ensemble, ils retournèrent le monstre et lui firent un électronogramme.
Ghen Atal régla le pistolet sur un maximum de coups et tira tout autour du tronc d’arbre au pied duquel ils se trouvaient. Le boîtier se colla à la fourche de deux puissantes branches, à plus de 300 mètres de hauteur. Un moteur téléguidé abaissa le loquet d’un câble très fin, loquet que Ghen Atal consolida par des rubans entrecroisés réunis par deux fils et le dispositif de levée fut prêt.
En quelques minutes, Tivissa se hissa à une hauteur terrifiante, soulevée par le moteur caché dans le cylindre. Elle utilisa son propre pistolet pour enfoncer quelques crochets protégeant le câble et les rubans du SVP. Le SVP de Ghen Atal fut le dernier à monter. À peine eut-on débranché le champ de protection que les créatures qui faisaient le guet derrière les arbres se précipitèrent sur l’animal qui n’était pas encore revenu à lui. Un craquement d’os et un long hurlement ne laissèrent aucun doute sur le sort de l’un des derniers gros animaux de Tormans qui avaient peuplé la planète avant qu’elle ne soit dévastée par l’homme.
Le tronc fin, solide comme un ressort d’acier remua faiblement sous le travail du moteur d’envol.
L’aventure amusait Tivissa. Après les plaines poussiéreuses et les villes étroites, elles se trouvait pour la première fois à une hauteur enivrante. La finesse du tronc renforçait le sentiment de danger et l’incertitude de cette position, d’où il faudrait sortir en bandant les forces du corps et de l’esprit, était pleine d’attrait…
Ghen Atal grimpa encore plus haut. Du feuillage impénétrable parvint son cri de triomphe : Le voilà !
— Voilà quoi ? demanda Tor lik.
— Le courant aérien, le vent stable !
— Bien sûr ! Si c’est juste pour cela que nous sommes montés ici, il fallait me le dire.
— Comment as-tu réussi à déterminer le courant aérien sans appareil ?
— N’aviez-vous pas remarqué l’humidité élevée de la couronne d’air ?
— Oui, en effet. Tout est clair maintenant ! Voilà ce qui explique la taille énorme de ces arbres. Ils essayent d’atteindre le flux constant de l’air qui passe au-dessus des montagnes et apporte de l’humidité à ce pays sans vent…
— C’est très bien. Montez ici avec le SVP et préparons un planeur.
— Un planeur ?
— Oui, bien sûr. J’envisage de traverser les cols, les rivières ou les golfes marins.
Un épais tapis d’un marron tirant sur le vert apparaissait à une centaine de mètres au-dessous de la couronne de l’arbre en forme de tour choisi par les voyageurs. Du côté de l’Équateur et du méridien axial (plus d’une fois, Tivissa avait dit ne pas pouvoir s’habituer à « l’équateur vertical » de Tormans et à ses méridiens « horizontaux »), les versants mauves foncés des montagnes coupaient la forêt épaisse. Derrière les montagnes, un grand fleuve avait autrefois arrosé la plaine fertile de Men-Zine et l’une des villes les plus anciennes de la planète, Kin-Nan-Té. Les Terriens pensaient atteindre Nan-Té et une fois là-bas faire venir un avion.
Ghen et Tor se mirent à déployer les énormes panneaux d’une fine pellicule qu’ils fixèrent à un châssis fait de fils qui durcirent aussitôt au contact de l’air.
Tivissa chargea les bobines à information de ces nouveaux renseignements. À la tombée de la nuit, les Terriens descendirent un peu plus bas et se dissimulèrent dans le feuillage, attendant que les courants aériens se renforcent. Un parfum capiteux, desséchant la gorge, émanait des feuilles rudes, courbées en forme de crochet.
— Il vaut mieux mettre les masques, conseilla Tivissa.
Les hommes obéirent : on respirait plus facilement. Tor Lik s’adossa à un tronc, regardant gaiement Tivissa. Elle s’était installée à la fourche de deux branches, large comme le poing d’un géant, et travaillait tranquillement, en se balançant harmonieusement à une hauteur de trois cents mètres, comme si elle avait passé toute sa courte vie à grimper aux arbres.
Ghen Atal distribua les petites cartouches de nourriture et se mit à réfléchir.