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— Je ne peux oublier ce crâne vomi par le monstre, dit-il tout à coup. Ces créatures sont-elles réellement des anthropophages ?

— C’est possible, répondit Tivissa, ou plutôt, elles se nourrissent de cadavres. Remarquez ces deux particularités qui semblent s’exclure l’une l’autre. Par leurs dimensions, ces animaux sont de gros rapaces, mais leurs dents, quoique puissantes, sont courtes et émoussées. Ce sont sûrement les plus gros parmi les animaux terrestres de Tormans à avoir survécu en changeant de nourriture. Ceci s’est produit au cours de la catastrophe, pendant le Siècle de Famine, lorsqu’il y avait suffisamment de cadavres, mais que les gens se battirent avec les bêtes pour leur nourriture.

— Vous dites des choses terribles, Tivissa, dit Ghen Atal en faisant la moue.

— La nature se tire de ses impasses par les chemins les plus impitoyables. Le cannibalisme cesse d’être interdit en présence de toute régression des émotions et de l’intelligence, lorsque l’exigence du corps affamé assombrit les sentiments et paralyse la volonté.

Tor Lik allongea ses jambes lasses.

— Si l’homme a été mangé, c’est que les environs ne sont pas totalement déserts.

— Les rapaces au mufle stupide peuvent parcourir de grandes distances. Et puis, as-tu vraiment oublié ce que l’on nous a dit récemment à l’Institut de Biologie ?

— À propos des vagabonds et de villages entiers qui se sont réfugiés dans les régions abandonnées ? se souvint Tor Lik. Peut-être est-ce là le danger dont on nous a avertis ?

— Peut-être pensaient-ils aux limaïs ou à ces animaux, dit Tivissa en montrant le sol. Elle jeta une cartouche vide.

Un rugissement leur parvint en réponse.

— C’est quand même étrange qu’on ne nous ait pas avertis, dit Tor Lik, à moins qu’ils ne soient pas au courant ?

— Difficile à admettre ! rétorqua Tivissa. Mais c’est vrai, c’est étrange. Peut-être y a-t-il longtemps que personne n’est venu dans ces réserves ?

— C’est possible, car les Tormansiens ne sont pas attirés par la nature, répondit Tor. Ce qui reste de naturel ici a une valeur uniquement utilitaire, sans la profondeur spirituelle de liens réciproques complexes. Comment peut-on s’intéresser à la nature ici ?

— Comment ? s’étonna Ghen. Vous avez visité une dizaine de réserves et rien ne vous a intéressé, rien ne vous a attiré, ne serait-ce que par son étrangeté ?

— On en a visité 15, dit Tivissa.

— À plus forte raison. Vous avez sûrement trouvé quelque chose dans chacune d’elles. Et les gens, les descendants de ceux qui ont préservé soigneusement la nature dans les différentes parties de la planète ?

— Ghen, il faut que vous compreniez ce que sont les réserves de Tormans : on les a installées sur les emplacements des forêts et des steppes dévastées dont il ne subsiste plus rien. Il en est de même pour les quelques espèces d’animaux encore existantes dans les jardins zoologiques qui retrouvent une pseudo-vie sauvage entre des rangées d’arbres bien alignées. Nous n’avons d’ailleurs pas vu un seul arbre réellement grand.

— Ce qui signifie que nous sommes les premiers à visiter cet îlot de l’ancienne nature de Tormans ! Toutefois, je n’ai pas envie de rester plus longtemps ici. Trois jours sont amplement suffisants.

— Amplement, Ghen ! Il est inutile d’attendre.

— Peut-être reviendrons-nous ici en hélicoptère repérer l’endroit d’où proviennent les hurlements.

Une brise légère remuait le feuillage. En hâte, les Terriens montèrent le second planeur rhomboïde fait d’une pellicule ultra-légère et réunirent les turbo-boîtiers aux hélices. Leur énergie était suffisante pour deux à trois minutes de vol. Ghen et deux SVP formèrent l’équipage du premier rhombe, Tivissa, Tor et le troisième SVP s’installèrent sur la carcasse du second planeur. Les hélices se mirent à tourner, les rhombes transparents glissèrent l’un après l’autre du faîte de l’arbre et voguèrent lentement au-dessus du tapis de couronnes réunies, en direction de la région montagneuse. Ghen Atal poussa un soupir de soulagement. Tandis que les hélices tournaient, les planeurs atteignirent la clairière et, emportés par le courant ascendant, volèrent jusqu’au second niveau des montagnes. Les faibles courants aériens ne leur permirent pas d’atteindre les parois verticales violet foncé des hauts plateaux. Ghen Atal dirigea le planeur vers un large défilé séparant des roches escarpées.

Les Terriens furent étonnés de descendre au milieu de collines d’argile durcie, près d’une route en bon état, à l’exception de quelques petits éboulements et érosions.

Tor Lik voulut replier son planeur, mais Ghen fit un geste de la main.

— Les charges des turbo-boîtiers sont épuisées, le fil a durci et on ne peut plus plier le planeur. Inutile de s’en encombrer.

L’astrophysicien regarda avec regret l’énorme aile rhombique étalée sur la pente de la colline et partit sur la route.

La marche dans le défilé torride dura quelques heures. Les Terriens s’arrêtèrent et se reposèrent à l’ombre d’un ravin abrupt.

— Nous pourrons marcher même de nuit, dit Tor Lik et il gonfla un coussin très fin.

— J’aurais voulu atteindre le col avant la nuit, remarqua paresseusement Ghen Atal. Voyons ce qu’il y a de l’autre côté des montagnes. Si la route est en meilleur état, nous pourrons aller sur le dos des SVP.

— Merveilleux ! approuva Tor Lik. Qui n’aime pas faire du SVP ! À l’école, Tivissa était déjà très adroite à ce sport… À propos, où est-elle ? dit l’astrophysicien en sautant sur ses pieds.

— Le voyage à travers Tormans commence à nous peser, répondit tranquillement Ghen Atal. Nous avons tous nos accès subits d’angoisse vaine. Mais voilà Tivissa, dit-il en montrant un gros rocher fait de couches alternées de sable et d’argile mou et blanchâtre.

Le rocher haut perché était crevassé de fissures et recouvert de blocs écartés ressemblant aux ruines d’un escalier gigantesque. La minuscule silhouette brillait sous les rayons de l’astre rouge. Tivissa sauta adroitement d’aspérité en aspérité sur la grande pente raide.

Tor et Ghen lui firent signe de la main, l’invitant à l’ombre du ravin. Tivissa les appela énergiquement.

Tor Lik se leva et regarda avec regret son doux oreiller.

À la vue des restes de grands os lisses au pied du rocher, toute trace de nonchalance disparut. Tivissa était debout sur une aspérité dont l’un des blocs fendus découvrait les squelettes de gros animaux. Un peu plus loin, l’énorme crâne à moitié fracassé d’une bête dépassait du sable. Un épais tronçon, sans corne ni défense, saillait et semblait menacer encore l’ennemi.

Les trois Terriens contemplèrent en silence les squelettes : la couleur et la conservation des os pétrifiés témoignaient de l’inhumation des animaux dans des citernes. Les ossements étaient répandus sur tout le rocher, ce qui signifiait, qu’autrefois, il y avait eu une vie florissante et puissante.

Tivissa et Tor avaient vu quelques squelettes fossilisés dans les musées du centre de biologie. Ces collections paléontologiques ne reflétaient pas l’histoire véritable de Tormans et ne pouvaient aucunement être comparées avec les grands tableaux du passé reconstitués dans les musées de la Terre. Le peu d’intérêt que les Tormansiens portaient au passé de leur planète était peut-être dû au déclin général des recherches historiques dans le régime oligarchique. L’oligarchie n’aime pas l’histoire. Mais une autre raison était sans doute plus vraisemblable. On avait découvert des millions d’années auparavant, dans les couches profondément enfouies de la Terre, des restes humains mêlés le plus souvent à des restes d’éléphants. Parmi les gros animaux de la Terre, les plus puissants et les plus faibles se retrouvaient ensemble. En remontant plus loin dans le passé, on découvrit des couches se rapportant à l’époque où nos ancêtres les plus lointains fabriquèrent les premières armes et maîtrisèrent le feu et où, finalement, les ancêtres communs de l’homme et du singe suivirent des chemins séparés.