Les tours hexagonales à plusieurs étages, dont le sommet allait en se rétrécissant, ornées de somptueux balcons et rebords, brillaient d’un revêtement bariolé aux motifs répétés et effrayants : visages tordus dans les replis des inévitables serpents ou rosaces stylisés de fleurs-disques de Tormans. D’autres pagodes semblaient ceintes de crêtes finement dentelées de métal noir, qui alternaient avec des étages de dalles métalliques grises, émaillées de hiéroglyphes ou de grillages percés d’orifices en forme de croix.
Les tours s’élevaient sur des soubassements en arcades. Elles avaient été entourées autrefois de parcs et de bassins, dont il ne restait, à présent, que des souches vermoulues et des fossés revêtus de céramiques.
Ghen Atal s’efforça de se rappeler en quel endroit de la Terre il avait vu une architecture analogue. Était-ce dans quelque ville restaurée d’autrefois ? Ou en Asie Orientale ?
Des aérodromes permettant aux avions d’atterrir étaient situés dans la partie équatoriale de Kin-Nan-Té. Les voyageurs durent sillonner toute la ville, ce dont ils se réjouirent. La vieille ville méritait d’être visitée, même si l’on y perdait une journée. Les Terriens louvoyèrent avec peine parmi les ruines des constructions érigées à la dernière période de Kin-Nan-Té. Des tempêtes ou de faibles tremblements de terre, après avoir menacé la ville de Tchendrine-Tot au bord de la Mer de Miroir, avaient détruit ici les maisons fragiles construites à la hâte et en avaient fait des tas informes de pierres, de dalles et de poutres. Seul, l’énorme tuyau de fonte d’une ancienne conduite d’eau, appuyé sur des serpents en fer torsadé formant un ressort à spirale, rompait le chaos de ruines par sa grande rectitude. Les portes colossales limitant la vieille ville n’étaient pas moins majestueuses, avec leur huit passages symboliques. Les lourds portails aux toits anguleux étaient soutenus par des piliers carrés d’environ cinquante mètres de haut. Les Terriens franchirent le passage principal et se crurent dans un autre monde. On retrouvait ici l’architecture monumentale maléfique des Jardins de Tsoam, mais c’était encore plus net ici : chaque bâtiment énorme était construit dans le but d’amoindrir l’homme, de lui faire sentir combien il était insignifiant et qu’il n’était qu’une pièce aisément remplaçable et peu coûteuse du mécanisme d’ensemble, pour lequel il accomplissait un travail sans discuter et sans exiger d’explication.
L’empreinte de la destruction était encore plus fortement marquée dans la partie centrale de la ville : étangs et canaux desséchés, parcs aux arbres pourris, arcs audacieux et abrupts de ponts aux voûtes inutiles surplombant des cours d’eau taris. Les pas réguliers des Terriens et le trottinement net des SVP qui avançaient à nouveau sur leurs pattes de fer, retentirent sur les dalles des rues et des places.
De larges escaliers menaient à un grand bâtiment entouré de colonnes qui avaient conservé leurs couleurs vives. Les angles relevés des toits se recourbaient avec superbe, les ouvertures des portes avaient la forme de trous de serrure énormes et semblaient dissimuler des choses interdites. Les colonnes n’étaient pas surmontées de chapiteaux ordinaires, mais étaient couronnées d’un entrelacement compliqué de consoles, dont les soubassements représentaient généralement, soit des gens enchaînés succombant sous le faix, soit des serpents aux anneaux écailleux.
Les voyageurs évitèrent les décombres de hauts immeubles et se trouvèrent devant une tour gigantesque, sûrement très ancienne. Ses douze corniches partiellement démolies dévoilaient la structure intérieure de passages compliqués qui se détachaient en noir sur les murs épais et délabrés. L’ombre du mystère se mit à planer sur les Terriens ; un étrange pressentiment les envahit, pressentiment favorisé par deux statues sinistres en métal grossier, blanchi par des traînées de plâtre, qui gardaient l’accès à la tour.
Debout, les jambes écartées, ces statues portaient des vêtements étranges. Les poings rageusement serrés, elles bombaient le ventre de façon hideuse. Chaque trait de leurs visages particulièrement expressifs manifestait une cruauté stupide : leur large bouche étroitement fermée, leurs rides profondes allant du nez écrasé au menton, leurs yeux écarquillés sous de lourds sourcils tressés, indiquaient un désir féroce de tuer, faire souffrir, piétiner et détruire. Des sculpteurs habiles avaient concentré dans ces visages repoussants toute la turpitude dont seul, l’homme est capable.
— Cela ne me plaît pas du tout, dit Tivissa, rompant un silence pesant.
Elle s’assit pour examiner des taches grasses sur une dalle.
— Du sang ! Du sang frais !
Le silence énigmatique de la vieille ville se fit menaçant. Qui pouvait laisser des traces de sang sur les dalles de la place ? Étaient-ce des bêtes ou des gens ?
Soudain, venus de loin, sans qu’on sache d’où, leur parvinrent des sons : ils eurent l’impression que ces hurlements assourdis par la distance étaient ceux d’êtres humains et sortaient des fenêtres de la tour.
Mus par une même impulsion, les voyageurs voulurent pénétrer dans la tour, mais ne purent avancer d’un pas. Les revêtements intérieurs, en s’écroulant, avaient bloqué la partie inférieure du bâtiment, sans laisser le moindre petit interstice. Ils rejoignirent la place et prêtèrent l’oreille. À présent, on entendait clairement les hurlements.
Les sons, se répercutant sur l’édifice, parvinrent de tous côtés, tantôt forts, tantôt faibles. Finalement, du côté du portail par lequel ils étaient entrés, on entendit des voix humaines distinctes. Tivissa crut reconnaître des mots isolés de la langue de Ian-Iah.
— Regardez, il y a des gens qui vivent là ! s’écria-t-elle ravie, mais elle fut interrompue par un tel hurlement de désespoir qu’ils sursautèrent tous les trois.
Le cri s’affaiblit et mourut, étouffé par le brouhaha de la foule.
Tivissa regarda autour d’elle d’un air impuissant. Sa connaissance de la sociologie des sociétés peu organisées était trop limitée pour prévoir les événements et trouver la meilleure ligne de conduite. Tor Lik, parti en avant à toute allure, dans la direction des cris, réfléchit et rejoignit ses camarades. Sans perdre de temps, Ghen Atal brancha l’émetteur du champ de protection des SVP. Les voix se rapprochèrent des deux côtés à la fois, des deux passages reliant la place aux rues adjacentes.
Un mur de pierre grise comportant un étroit passage entre deux poteaux ornés de serpents en fer jouxtait la tour. Ghen Atal proposa de se mettre à l’abri de ce mur.
Une foule de gens apparut sur le palier supérieur de l’escalier. Le piédestal de la tour empêcha les Terriens de voir tout le monde. Personne ne remarqua les voyageurs, ce qui leur permit d’examiner les nouveaux venus. Il s’agissait de jeunes gens, appartenant vraisemblablement aux « Cvic ». Ils étaient sales, en guenilles et leurs visages hébétés semblaient sous l’effet de drogues. Des femmes excitées, aux cheveux sales, décoiffés et poisseux, s’agitaient au milieu d’eux.
Des jeunes gens robustes traînèrent devant eux deux personnes qui avaient été torturées – un homme et une femme. Nus, pleins de boue, de sueur et de sang. Les longs cheveux défaits de la femme cachaient son visage incliné sur sa poitrine.