Un rugissement de victoire se fit entendre vers le portail. Une nouvelle vague de gens déferla en hurlant sur la place qui servait de toute évidence de lieu de réunion.
Tivissa lança un regard interrogateur à Tor qui porta les doigts à ses lèvres et haussa les épaules.
Un homme nu jusqu’à la ceinture et dont les cheveux étaient retenus par un nœud, se détacha de ce second groupe. Il leva la main droite en criant quelque chose. De l’escalier, un éclat de rire lui répondit. Les femmes se mirent à hurler, s’interrompant l’une l’autre. Les Terriens ne comprirent pas immédiatement la terrible signification de ce qu’ils entendaient.
— Nous les avons attrapés tous les deux ! On en a tué un sur place ! Nous avons traîné l’autre jusqu’au portail. Il a crevé là, le gain est pour…
Les voyageurs ne saisirent pas le sens d’un mot inconnu.
— Mais nous en avons pris encore deux de la même expédition ! Il y a une femme ! Elle est belle ! Plus douce et plus grosse que les nôtres ! Donné ?
— Donné ! vociféra l’homme à demi-nu aux cheveux noués.
On tordit les mains de la captive et elle se plia de douleur. Tout en haut de l’escalier, l’un des jeunes gens lui asséna alors un violent coup de poing et la femme roula jusqu’aux statues. L’homme à demi-nu courut vers la victime étourdie par sa chute et la traîna par les cheveux sur un tas de sable, près de la tour. À ce moment, l’homme captif s’arracha à ses bourreaux, mais fut rattrapé par un homme à la veste grande ouverte qui portait sur sa poitrine nue et sale le tatouage d’un oiseau en vol. Le prisonnier, fou de rage, saisit le tatoué par les oreilles en poussant un cri sauvage. Ils roulèrent tous les deux au bas de l’escalier. Chaque fois qu’il le put, le prisonnier frappa la tête du bourreau contre l’arête des marches. Le tatoué resta étendu au pied des statues. La foule se rua en bas en hurlant. Le prisonnier réussit à fuir jusqu’à l’homme à moitié nu qui traînait la femme. Celui-ci lui porta un coup habile sans s’arrêter. Saisissant le vainqueur aux jambes, le prisonnier enfonça les dents dans les chevilles de l’homme et l’entraîna au sol.
On accourut à la rescousse. Les gens arrachèrent le prisonnier à l’homme qui était tombé et l’allongèrent, face contre terre, sur les dalles près des statues. L’homme à moitié nu bondit, la bouche grande ouverte et montra les dents. Son rictus moqueur n’exprimait pas la colère, mais le triomphe railleur, l’ivresse de dominer un homme abattu.
Ghen Atal se détacha du mur, mais avant qu’il ait pu faire un second pas, l’homme à moitié nu tira de sa ceinture un poignard qu’il agita comme un harpon et plongea jusqu’au manche dans le dos du prisonnier. Les trois Terriens, se reprochant leurs tergiversations, coururent sur la place. Un rugissement triomphal sortit des centaines de gorges sauvages, mais la foule remarqua l’aspect inhabituel des voyageurs et se calma. Tivissa se pencha sur le prisonnier qui se tordait de douleur et examina le poignard. Il était recouvert de plaques d’acier souples, séparées de la lame, et ressemblait à une pomme de pin à longues écailles. On ne pouvait arracher une telle arme, sans arracher le reste avec. Tivissa prit une décision immédiate : calmant le blessé par hypnose, elle appuya sur son cou en deux points et l’homme cessa de vivre.
La femme, n’ayant pas la force de tenir sur ses jambes, rampa jusqu’aux Terriens, tendant vers eux une main implorante. Le meneur à moitié nu bondit vers elle, mais se mit à tournoyer soudain et sa tête heurta les dalles avec un bruit sourd. Tor Lik, qui l’avait frappé de l’onde de son pistolet à narcotique non chargé, se précipita vers la femme pour l’aider à se relever. Un lourd couteau lancé par quelqu’un s’enfonça entre les omoplates de la femme, la tuant net. Un second couteau frappa le scaphandre de Tor Lik et vola sur le côté, un troisième siffla près des joues de Tivissa. Ghen Atal, comptant comme toujours sur la technique, brancha la protection de son SVP auquel il avait, au préalable, ordonné de se rapprocher.
Sous les rugissements de la foule excitée et les cliquetis des couteaux se heurtant à une barrière invisible, les Terriens allèrent se cacher dans le passage du mur. Les assaillants ne comprirent pas tout de suite qu’ils avaient affaire à une force invincible. Ils battirent en retraite sur la place et tinrent conseil. En regardant autour d’eux, les voyageurs comprirent qu’ils se trouvaient dans un ancien parc, entouré de murs massifs. Les souches vermoulues et éparses, formaient des tas entre les colonnes de pierres ornées d’inscriptions, de dalles et de sculptures. C’était un cimetière de ces temps lointains où les gens étaient enterrés dans les villes près des temples célèbres. Le mur du cimetière n’aurait pu soutenir une attaque, c’est pourquoi Ghen Atal choisit d’installer le champ de protection dans un endroit proche de l’entrée. Il posta deux SVP aux coins « axiaux » d’un carré entouré de colonnes de céramique bleue, fixant ainsi de manière concrète les limites de la zone interdite aux assaillants. Après quelques assauts, ils acquerraient le réflexe qu’il était impossible de passer et on pourrait alors débrancher, de temps à autre, le champ. L’état des batteries inquiétait l’ingénieur de protection blindée. Ne s’attendant pas à une pareille aventure, ils avaient dépensé beaucoup trop d’énergie au cours de leur marche rapide…
Tor Lik leva le périscope du SVP, faisant aussi office d’antenne. On approchait de l’heure à laquelle « La Flamme sombre » devait former un « miroir » réflecteur dans les couches supérieures de l’atmosphère au-dessus de la ville de Kin-Nan-Té. Les voyageurs demanderaient un avion et pourraient se concerter à propos des événements en cours.
La lumière bleue de l’indicateur de liaison s’alluma. Ils décidèrent, pour économiser l’énergie, de parler sans image en débranchant le TVP. Tivissa, très ébranlée, erra parmi les tombes sans réussir à se calmer. Elle se reprochait d’avoir tardé à aider les prisonniers.
Tor Lik s’approcha d’elle et voulut l’embrasser, mais elle recula et s’éloigna.
— Qui sont ces êtres ? Ils ne diffèrent pas des gens et pourtant ils ne sont pas humains. Pourquoi sont-ils ici ? Sa question eut une consonance douloureuse.
— C’est sûrement de ce danger que nous avaient parlé les fonctionnaires de Tormans, dit Ghen d’un ton convaincant. Ils ont sûrement honte de reconnaître que sur la planète Ian-Iah existent de telles espèces. Tu ne peux appeler ceci une société. Il s’agit de bandes que l’on dirait ressuscitées des Siècles Obscurs de la Terre !
— Oui, le danger est plus terrible que celui des limaïs de la mer de Miroir et des mangeurs de crânes de la forêt, concéda Tor.
— Je me souviens, mais malheureusement trop tard, de l’un des cours de Faï Rodis, dit l’ingénieur de Protection blindée, abattu, en poussant un soupir. C’était à propos de la cruauté monstrueuse accumulée dans la psychologie des races anciennes, cruauté qui a fait conclure à l’existence simultanée de différents niveaux de l’inferno chez différents peuples. L’humilité envers le souverain – qu’il s’agisse de bêtes sauvages, de dieu ou de maître – exige un certain apparat dans le raffinement des tortures et la raillerie offensante envers tous ceux qui tombent sous l’emprise de cette espèce de non-humains.
— Il me semble qu’il ne s’agit pas de cela ici, s’écria Tor Lik agité. Comme toutes les sociétés, celle de Tormans a accumulé des ressources morales acquises à l’école sévère de la vie. Elles se sont usées dans l’exploitation tyrannique, et l’amoralité générale qui en est résultée ne peut être contenue ni par des lois terribles, ni par la férocité des « violets ».
— II faut que je leur parle ! Ghen, coupez le champ, dit Tivissa en se figeant vers l’ouverture du mur.