— Quoi ? Comment osez-vous…
— Je suis guidée par des intentions nobles et je peux tout oser. Vous m’avez affirmé que les avions avaient été envoyés, en rappelant que vos ordres étaient toujours exécutés sans retard. Lors de notre seconde entrevue, vous m’avez répondu que les avions avaient dû être pris dans une tempête contre laquelle ils luttaient. Mon ignorance de la planétographie de Ian-Iah m’a obligée à vous faire confiance, mais Ghen Atal et Tor Lik ont observé l’atmosphère, ils ont deviné votre mensonge et ont réussi à nous en avertir avant leur mort.
Rodis se tut. Le visage de Tchoïo Tchagass s’altéra. Il s’écria d’une voix de fausset :
— Ghen Shi !
— Je suis là, Grand Président !
— Je veux savoir qui a conduit les avions, qui a annoncé la tempête et qui a dirigé les opérations. Tout le monde ici ! Je mènerai moi-même l’enquête.
— Président du Conseil, je vous en supplie ! dit Faï Rodis les mains jointes et la tête baissée. Plus de victimes ! Il y en a déjà eu tellement. Vos gardes ont tué beaucoup de monde dans la ville de Kin-Nan-Té. Quant à nous, dit Rodis, et elle trembla pour la première fois, nous avons perdu des êtres chers.
Tchoïo Tchagass rétorqua méchamment :
— Vous ne comprenez pas que ceux qui sont coupables ont déshonoré le Conseil et moi-même, nous tous, en nous faisant apparaître comme des menteurs et des hypocrites !
— Est-ce que leur pendaison changera quelque chose ?
— Tout ! Ceux qui ont enfreint les ordres seront châtiés et vous serez convaincue de la pureté de nos intentions et de notre sincérité.
Pensive, Faï Rodis regarda Tchoïo Tchagass.
Le souverain de Tormans ne put supporter le reproche muet de Faï Rodis. Il se rejeta dans son fauteuil, se recroquevillant mal à l’aise, et d’un geste de la main, il congédia le Conseil.
Faï Rodis emprunta l’escalier menant à l’aile « terrienne » du palais et se prépara à une pénible entrevue avec Grif Rift. Le commandant avait insisté pour qu’ils aient une conversation à deux. Rodis avait compris que cette demande n’était provoquée que par le désir de Grif Rift de concentrer toute sa volonté contre la sienne.
Ils se retrouvèrent face à face, comme si Rodis était entrée et s’était assise dans la cabine de pilotage entre le mur et le tableau de commande. La limite invisible du contact des parties frontales de la stéréoprojection symbolisait la distance les séparant. Comme tous les Terriens à l’entraînement psychique développé, Rift et Rodis se comprenaient sans paroles, les mots n’étaient là que pour renforcer leurs sentiments.
Rencontrant le regard de Grif Rift, chargé du reproche de celui qui contemple « les signaux de vie » – les lumières vertes qui n’étaient plus que quatre –, Faï Rodis dit fermement :
— Impossible, Rift. La fuite, la retraite, appelez ça comme vous voulez, est impossible. Impossible maintenant que nous avons semé l’espoir et que cet espoir commence à se transformer en foi !…
Le commandant de l’astronef se leva avec peine. Serrant ses grandes mains, un peu voûté, il regarda, sans en détacher le regard, les yeux verts de la femme que l’on ne pouvait pas ne pas aimer. Puis, il se redressa, le buste droit. Tout son être exprimait l’indignation.
— Cette planète maudite ne mérite pas le millième de la perte subie. Personne n’est prêt ici à une quelconque amélioration. Nous ne pouvons tolérer de tels sacrifices. De la main, Rift montra « Les signaux de vie » à jamais éteints.
— Calmez-vous, dit-elle doucement et à voix basse, en levant vers lui son visage triste. Nous nous sommes consacrés tous les deux à la connaissance, dont on ignore jusqu’à la notion ici, nous ne pourrons vivre et être libres tant qu’il y aura des malheureux. Comment passer le seuil de la joie suprême, alors qu’ici, une planète entière est dans l’inferno, cinglée par une mer de douleur ? Que représentent alors ma vie, la vôtre et celle de nous tous ? Demandez-le à mes trois compagnons !
— Je sais ce qu’ils ont dit, répondit Grif Rift en se maîtrisant et en regardant Rodis. Ils ont dit que notre présence elle-même était indispensable, qu’elle apportait aux gens de Tormans rêve et confiance, les unissant ainsi dans une même aspiration au but.
— Vous avez donné vous-même la réponse, Rift ! Vous savez que plus longtemps nous resterons, mieux cela sera pour eux. Malgré toutes nos imperfections, nous incarnons pour eux tout ce qu’apporte à l’homme une société communiste. Si nous prenons la fuite, alors, les morts de Tivissa, Tor et Ghen auront vraiment été inutiles. Mais s’ils se forme ici un groupe de gens qui possèdent le savoir, la force et la foi, alors, notre mission sera justifiée, même si nous devons tous périr.
— La légende des sept justiciers. Mais il s’agit d’une planète et non d’une petite ville, et nous sommes trop peu nombreux ! dit le commandant de l’astronef avec un rire sombre.
— Mais vous oubliez encore une fois que nous avons avec nous la Terre, ses connaissances et son image que les stéréofilms ont montré avec un tel succès. Ajoutez à cela nos cours, nos récits et nous-mêmes. Si mon entretien avec le souverain aboutit, Tchedi, Vir et Evisa iront bientôt en ville.
— Tael vous a-t-il dit que les fonctionnaires du Conseil ont été choqués par la projection des films ? dit Grif Rift.
— Pas encore, mais je m’y attendais. J’espère convaincre les souverains de ne pas châtier ceux qui ont regardé ces films ou qui vont le faire. Et ne restez pas aussi raide, mon cher !
Grif Rift baissa les mains, impuissant, et évita le regard de Rodis. Tout à coup, il remarqua sur le mur derrière elle les contours colorés de tableaux qui n’y étaient pas auparavant. Rodis modifia le foyer de l’écran et recula sur le côté.
Tout le mur de sa chambre était orné des couleurs brillantes et criardes de Ian-Iah. La fresque, à peine terminée, symbolisait, comme le comprit aussitôt Grif Rift, l’ascension hors de l’inferno.
S’aidant les uns les autres, les gens grimpaient le long de ravins sinistres, usant là leurs dernières forces. En bas, dans l’herbe grasse, un attroupement hétérogène montrait avec mépris ceux qui était en train de grimper, pâles, pitoyables, couverts de sueur. Plus loin, des groupes, sûrs de leur supériorité, regardaient l’air indifférent et lointain.
Cette ascension semblait tragiquement désespérée. Tout en haut, presque sur la crête du mur, occupant une dépression libre, une aspérité acérée dépassait : c’était la dernière étape de l’ascension. Une lueur bleue sortait de l’ombre, se reflétant sur le rocher. À l’extrémité de l’aspérité, enchaînée par une chaîne brillante, une femme était agenouillée, les poignets cruellement liés derrière son dos par un triple tour de chaîne qui enserrait son ventre et sa hanche droite. Les maillons de la chaîne étaient enfoncés dans son corps nu, à peine recouvert par sa chevelure ondulée qui descendait sur son dos. Attachée, dans l’impossibilité de tendre la main à ceux qui grimpaient ou même de leur faire un signe d’encouragement, elle était cependant un symbole : celui de la certitude inébranlable de la connaissance, comme si se trouvaient concentrées en elle toutes les joies de la consolation et de l’espoir. La Foi Enchaînée semblait indépendante et libre comme si ni la voie suivie, ni la mort, ni les souffrances n’étaient cruelles.
Était-ce une coïncidence, La Foi Enchaînée ressemblait à Tchedi…
— Pourquoi est-ce ici ? murmura Grif Rift d’un ton sceptique. Comprennent-ils ?
— Ils comprennent, affirma Rodis. Je veux laisser un souvenir de nous dans le palais.
— Ils vont le détruire !