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— Peut-être. Mais auparavant, ses reproductions seront dispersées dans la planète.

— Vous gagnez tout le temps.

Rift se tut et lança un long regard à Rodis, comme s’il n’allait plus la revoir.

Celle-ci se pencha à la limite extrême du foyer et tendit la main en signe d’apaisement et de tendresse.

— J’ai rêvé de l’Amria Machen, une des plus hautes montagnes d’Asie. Sur le plateau montagneux, là où un buisson de sapins de l’Himalaya limite la colline déboisée, se dresse un ancien temple bouddhiste, refuge des gens fatigués. Dans ce temple – lieu de repos et de méditation –, en face de l’impérieux « élan » des montagnes tournées vers le ciel, à l’aube et aux heures crépusculaires résonnent les énormes gongs couleur d’or pur, faits d’un alliage de tantale et de cuivre. Les sons lents et puissants s’élancent dans le lointain infini et chaque coup résonne longuement dans le silence environnant.

» Restaurés et pourvus de cloches géantes, les campaniles des anciens monastères russes éveillent les mêmes sensations. Ces cloches argentées produisent des notes aussi longues et d’une pureté de ton identique, répandant partout un appel magique et irrésistible. Et j’ai rêvé que je courais vers cet appel, à travers le brouillard clairsemé de l’aurore argentée… Mais ici, l’aube apporte le souvenir maussade de l’inachevé. Et seul le temps court…

Rodis fit rapidement ses adieux et coupa le TVP.

Dans la pièce voisine, Evisa Tanet examinait d’un œil critique Tchedi et Vir Norine qui s’habillaient. Ils quittaient les Jardins de Tsoam et allaient s’enfoncer dans la vie de la capitale dont la population était, selon les critères terriens, d’une densité incroyable.

— Cela ne va pas, Tchedi, déclara Evisa d’un ton décidé. On voit à un kilomètre que vous êtes une femme de la Terre. Si le peuple est vraiment très mal élevé, vous allez être suivie par toute une foule.

— Et vous alors ?

— Je n’ai pas l’intention d’errer seule dans les rues, comme Norine et vous. Mes collègues locaux m’accompagneront. Ils me procureront un vêtement spécial de médecin, couleur jaune canari. C’est pourquoi un pantalon et une blouse me suffisent.

— On ne peut sortir, dit l’astronavigateur, que si Tael nous emmène chez ses amis sans attirer l’attention, et si ceux-ci nous aident à nous habiller.

— Si on le lui permet, on nous laissera aussi. Rien ne se fait au palais sans autorisation spéciale. Cela, nous l’avons bien appris.

Tchedi fourra ses mains dans une petite ceinture, ramena ses épaules en arrière et fit une grimace des plus malveillantes, comme celles que font tous les « porte-serpent » de Tormans. C’était si ressemblant que Vir et Evisa sourirent, ce qui détendit un peu l’atmosphère de cruelle affliction – sentiment rarement éprouvé par des Terriens – causée par la tragédie de Kin-Nan-Té.

Les gens de l’Ère des Mains qui se Touchent ne craignaient pas la mort et accueillaient stoïquement les accidents inévitables d’une vie pleine d’activité, de voyages, de distractions audacieuses. Mais la perte absurde de leurs trois amis sur la planète cruelle était bien plus difficile à supporter que si cela s’était passé sur leur planète natale.

N’étaient-ils pas trop nombreux sur Tormans ? Non, si on y réfléchissait. Il était plus facile à un petit groupe d’établir un contact avec les gens de la planète, il était plus aisé de ressentir leur atmosphère psychique, de trouver la bonne conduite à suivre et de comprendre plus profondément les Tormansiens. Une grande expédition serait restée à l’écart du monde de Ian-Iah par son mode de vie et son essence même. Il aurait fallu des dizaines d’années pour que les deux mondes, frères par le sang mais si différents quant à leur façon d’appréhender le monde et de le ressentir, s’ouvrent l’un à l’autre. Ils avaient réussi à se jeter dans la mer humaine de Ian-Iah et à se fondre dans le courant de sa vie.

De telles pensées permirent aux Terriens de s’entraîner à une concentration particulièrement sévère de leurs forces et de leurs sentiments.

Ils n’étaient plus que quatre, trois plutôt, pour établir le contact avec les gens de Ian-Iah. C’était sûrement ce que souhaitait le perspicace Tchoïo Tchagass. Donnerait-il son accord pour qu’ils aillent vivre en ville ? Ils l’ignoraient…

Tchedi, Vir et Evisa étaient en train d’en parler, lorsque Rodis les rejoignit. Les nuits sans sommeil passées à composer le tableau – ce qui la distrayait – l’avaient rendue pâle.

Evisa lui indiqua le fauteuil, mais Rodis refusa d’un signe de tête.

— Ici aussi, on s’assoit beaucoup trop, comme autrefois chez nous sur la Terre, lorsque l’homme, voyageur impénitent de par le monde, s’installait solidement sur le siège ou le fauteuil d’une voiture de transport, ce qui alourdissait son corps et son esprit.

— C’est vrai, approuva Evisa, gardant pour elle ses réflexions, puis, soudain, elle demanda : « Ne vous semble-t-il pas, Faï, qu’il est déjà trop tard pour que cette planète sorte de l’inferno ? Que la maladie a fait trop de ravages et empoisonné les gens en leur laissant un héritage génétique vicié ? Que les gens de Tormans ne sont déjà plus aptes à croire en quoi que ce soit et ne se soucient que de plaisirs tout à fait élémentaires pour lesquels ils sont prêt à tout ? »

D’un air interrogateur, Evisa regarda Rodis qui l’encouragea d’un signe, et poursuivit :

— Si des foules devenues sauvages errent à travers la planète, si les richesses minérales sont épuisées, si tout est dégradé et, en particulier l’âme humaine, alors, auront-ils la force de s’en sortir ? Lorsqu’il y a trois siècles, on proposa aux femmes de Tormans de limiter les naissances, elles prirent cela pour une atteinte à leurs droits les plus sacrés. Quels droits ? Il ne s’agissait pas de droits, mais d’instincts ordinaires, les mêmes que ceux des animaux, instincts allant à l’encontre des besoins de la société. Et jusqu’à présent, on ne peut comprendre ici que, sans une grande compréhension et sans responsabilité, la liberté ne peut exister. Il n’y a aucune autre liberté dans tout l’univers. Les Tormansiens ne considèrent pas du tout comme important de savoir que leurs enfants seront sains, intelligents, forts, et qu’une vie digne les attend. Ils obéissent au désir éphémère, sans penser un instant aux conséquences, au fait qu’ils lancent une vie nouvelle dans un monde pauvre et mal organisé, vie faite d’esclavage et vouée à une mort prématurée. Peut-on vraiment attendre d’un grand homme qu’il engendre des enfants en sachant que ses chances sont infiniment petites ? Peut-on vraiment traiter légèrement un sujet aussi important et aussi sacré ?

Rodis embrassa Evisa.

— Evisa, ces questions sérieuses ont été soulevées aussi chez nous. À l’époque critique de l’Ère du Monde Désuni, lors de l’effondrement de la civilisation capitaliste européenne, les anthropologues se sont intéressés aux Hopis – Indiens habitant le désert au sud-ouest de l’Amérique du Nord. Ils vivaient dans des conditions encore pires que sur Tormans, et pourtant, ils ont constitué une société particulière, proche, en beaucoup de points, de la société communiste, mais à un niveau matériel inférieur. Les savants de l’EMD considérèrent que les Hopis étaient un exemple et un espoir : la liberté des femmes, le souci collectif des enfants, l’éducation comprenant une activité manuelle indépendante dès la plus tendre enfance, conduisirent les Hopis à une force spirituelle et intellectuelle élevées. On fut frappé par leur haute intelligence, leur esprit d’observation, leurs facultés de réflexion même complexe et abstraite. Ils eurent naturellement des descendants, semblables aux Terriens d’aujourd’hui, sérieux, réfléchis et très actifs, guidés non par des tentations et des ordres superficiels, mais par la conscience profonde de la nécessité. Physiquement, les Hopis étaient généralement plus accomplis que les peuples environnants. Je me souviens de la photographie d’une jeune fille… elle ressemblait beaucoup à Tchedi…