— Donc, la pauvreté de Tormans n’empêche pas l’ascension ? dit Tchedi en s’animant.
— Non, j’en suis persuadée, dit Rodis d’un ton décidé. En ce qui concerne la génétique, comparez la période de dégradation du fond génétique – quelques milliers d’années – avec l’accumulation de gènes sains au moment où l’homme s’est installé sur notre planète – trois millions… La réponse est claire.
— Et que faire de cette psychologie tout à fait corrompue ? interrogea Evisa.
— Vous recommencez l’erreur commise par les psychologues de l’EMD, au nombre desquels se trouvait Freud. Ils ont pris les processus psychiques comme des faits statiques et non dynamiques et ils ont considéré que la « libido » ou la « mentalité » étaient « moulées » une fois pour toutes et restaient constantes. Certes, il existe réellement des accès impulsifs qu’il est facile de coordonner par l’éducation et l’exercice et ce n’est qu’après l’avoir compris que s’amorça le virage de la psychologie du propriétaire et de l’égoïste de la société capitaliste vers une conscience communiste. On s’aperçut avec étonnement qu’un niveau élevé d’éducation faisait des miracles dans l’âme des gens et dans la construction de la société. Il se produisit la réaction trigger : avalanche de bonté, d’amour, d’autodiscipline et de sollicitude, d’où accroissement des forces de production. Les gens auraient pu prévoir leur essor, s’ils avaient pensé à la force inexprimablement belle des pressentiments de la jeunesse, qui sont la preuve de la beauté innée des sentiments que nous portons en nous et qui s’est très peu réalisée dans les époques précédentes.
— Mais ne manque-t-il pas, ici, la foi dans l’homme et dans un futur meilleur ? dit l’astronavigateur, prenant le parti d’Evisa.
— Voilà pourquoi les Tormansiens sont devenus mystiques, dit Rodis. Lorsque l’homme ne peut s’appuyer sur la société, lorsqu’au lieu de le protéger, on le menace et qu’il ne peut se fier aux lois ou à la justice, alors, il est mûr pour croire au surnaturel. C’est son ultime refuge. À la fin de l’Ère du Monde Désuni, le mysticisme s’est renforcé dans le régime capitaliste tyrannique et dans les pays pseudo-socialistes. Les masses ignorantes, privées d’instruction, perdirent leur foi dans les dictateurs tout-puissants et se jetèrent dans le mysticisme et les sectes. Une nouvelle courbe de la spirale de l’histoire ramena la majorité de l’humanité à l’athéisme de la connaissance. En procédant par analogie, on peut dire que le meilleur moment pour que s’installe dans le peuple de Tormans une nouvelle et véritable foi dans l’homme, est maintenant.
— Quand le mysticisme s’est-il répandu sur Tormans ? demanda Evisa.
— Dans le cycle bleu du 17e cercle. Les historiens utilisent pour cette période la division en périodes empruntée aux chroniques du monastère Ban Togolo à Caracoroum. Les chroniqueurs réunis là ont enregistré, de façon impartiale, les événements mondiaux de l’EMD, en utilisant le système bipolaire de confrontation d’informations radio contradictoires. L’éloignement du monastère bouddhique explique pourquoi on y a conservé les chroniques, car à cette époque, une grande quantité de documents a disparu dans les autres pays. La chronologie complète est restée intacte à Ban Togolo et c’est son calendrier que nous utilisons.
— La grande lutte entre l’Est et l’Ouest, ou bataille de Mara se trouve aussi le 17e cercle ? interrogea Tchedi.
— Oui, cela s’est passé dans l’année de la poule rouge ou ardente, 17e cercle, confirma Faï Rodis, et a duré jusqu’à l’année du tigre rouge.
— Quelle chronologie amusante ! dit Evisa. Elle a une résonance tout à fait archaïque et absurde.
— Elle n’est pas si absurde qu’elle le semble au premier abord. Chaque cercle correspond à la durée moyenne de la vie humaine et, pour cette raison, est perçu non seulement par l’intelligence, mais par l’âme également.
— A-t-on conservé à Ban Togolo des chroniques d’une période antérieure ? demanda Evisa.
— Elles remontent loin dans la nuit des temps jusqu’à l’Ère de la Confusion des Formations.
— Pendant les Siècles Obscurs ? Ceux-ci se situent entre le 5e et le 13e cercle ; l’EMD a commencé au 15e cercle, dit Tchedi en procédant à un rapide calcul.
— Et, ajouta Rodis, elle s’est terminée dans le cycle noir du 17e cercle.
— N’est-ce pas le moment d’arrêter nos recherches, pour connaître le cercle dans lequel nous nous trouvons ? proposa Evisa. Nous ennuyons Faï.
— Nous sommes dans l’année du cheval bleu, 51e cercle, dit Rodis en riant. Venez chez moi. Nous avons trop réfléchi, ces derniers temps. Nous en oublions même de danser…
Une semaine plus tard, un émissaire de Tchoïo Tchagass – le chef des « violets » en personne – Ian Gao-Ioar ou en abrégé Iangar, se présenta à Rodis : c’était un homme robuste aux traits fortement accusés. Son nom seul suffit à remplir d’effroi l’ingénieur Tael. Sous les paupières obstinément baissées, comme par lassitude, ses yeux clairs inexpressifs d’oiseau de proie impitoyable et intrépide avaient un regard fixe. Par la suite, l’ingénieur expliqua que le chef des « violets » regardait toujours en ayant l’air de viser. C’était un tireur au pistolet célèbre dans toute la planète. Le pistolet à balles était réservé aux officiers de la garde et aux dignitaires de Ian-Iah.
Regardant avec insolence l’invitée de la Terre qu’il voyait pour la première fois de près, Iangar transmit une invitation du souverain.
Faï Rodis promit de s’y rendre dans quelques minutes, mais le chef des « violets » ne partit pas.
— On m’a donné l’ordre de vous accompagner.
— Je connais le chemin du cabinet vert.
— Ce n’est pas là ! Et on m’a donné l’ordre de vous accompagner !
« Les circonstances ont changé », pensa Rodis. Allant dans sa chambre, elle s’arrêta quelques instants pour se concentrer et rassembler son énergie.
Le chef des « violets » marcha juste derrière Faï Rodis, pour l’empêcher d’étudier sa stabilité psychique.
Tchoïo Tchagass se promenait sur le tapis rouge en les attendant. Les fenêtres hautes et étroites ne laissaient pas passer beaucoup de lumière et créaient une semi-obscurité rosée qui plaisait aux Tormansiens. Rodis, ne voyant pas de siège adéquat, se laissa glisser sur le tapis et croisa les jambes. Tchoïo Tchagass haussa les sourcils, congédia Iangar d’un geste et, allant et venant dans la salle, s’arrêta devant Rodis, la regardant de toute sa hauteur, d’un air méfiant et furieux.
— Nous n’avons montré les films qu’à ceux qui avaient soif de connaissance, qui ont accepté d’emprunter la route malaisée menant à l’astronef et de courir le risque d’être arrêté par vos cordons de gardes, dit Rodis sans attendre la question.
— J’avais interdit toute projection publique ! dit posément le souverain. Et je vous avais averti de ne pas vous mêler des affaires de notre planète !
— Il n’y a pas eu de projection publique, répondit Rodis d’un ton sec. Nous avons accédé à votre désir et nous n’avons pas projeté les films à toute la planète. D’ailleurs, pour quelles raisons est-ce interdit ?
— J’avais interdit de les montrer à quiconque !
— Personne n’en a le droit, ni un gouvernement, ni une planète. Le devoir sacré de chacun d’entre nous est d’enfreindre cette oppression sans précédent. Qui ose dissimuler à tout être pensant la voie de la connaissance du monde ? Les dictatures fascistes du passé de la Terre et des autres mondes ont accompli des crimes semblables qui ont causé des malheurs incroyables. C’est pourquoi, lorsqu’on découvre dans le Grand Anneau des gouvernements qui dissimulent à leurs peuples la voie de la connaissance, on les détruit. C’est le seul cas d’ingérence directe dans les affaires d’une planète étrangère.