— Comment un quelconque Anneau peut-il juger de ce qui est réellement mal ou bien pour une planète étrangère ? s’écria Tchoïo Tchagass d’un ton furieux.
— Il ne le peut. Mais nous ne voulons pas que les autres planètes ignorent l’art, les sciences, la vie. Dans le but d’établir avec vous des liens d’amitié et de compréhension, nous vous avons fait une concession, en n’exigeant pas la projection des films à toute la planète.
Tchoïo Tchagass émit un son incompréhensible et reprit sa marche à travers la salle à un rythme plus rapide.
— Je regrette, dit Rodis doucement, que vous n’appréciez pas les stéréofilms que nous avons apportés. Ils contrebalancent l’enfer accablant accumulé ici par vos ancêtres, en montrant la victoire finale de l’intelligence humaine.
— Et qui va contrôler ? Qui se porte garant que ces films sont tout à fait inoffensifs ? C’est de la propagandes d’idées étrangères ! Des mensonges !
— La société communiste de la Terre n’a besoin ni de propagande, ni de mensonge. Vous devez le comprendre, souverain de la planète !
Rodis se leva brusquement :
— À quoi cela servirait-il ? Vous seriez intelligent, si vous n’étiez pas limité par vos idées de dictature ! Ne sentez-vous vraiment pas que notre unique désir avant de repartir est de vous aider de notre mieux, d’aider votre peuple à trouver le chemin d’une autre vie… Gratuitement ! Il n’est pas de joie plus grande pour l’homme que de donner et d’aider. Comprenez-le donc !
Dans un élan, elle porta ses mains jointes à son visage et s’arrêta tout près de Tchoïo Tchagass, légèrement penchée en avant comme une éducatrice ou la mère d’un enfant entêté.
La conviction passionnée des paroles de Faï Rodis impressionna le souverain. Il baissa les yeux, pensif et conduisit Rodis en silence au lieu habituel de leurs rencontres, dans la chambre verte, meublée de noir où se trouvait le globe magique en cristal de roche. Là, il prit sa pipe et en tira une bouffée, répandant dans la pièce cette odeur forte qui était déjà familière à Rodis.
Dissimulant ses yeux étroits sous ses paupières, Tchoïo Tchagass dit :
— Les gens sont des ombres qui n’ont aucun intérêt pour l’histoire. Seuls leurs actes vivent. Les actes sont du granit, la vie, elle, n’est que grain de sable. C’est une très vieille maxime…
— Je la connais aussi, car elle vient de nos ancêtres communs… Mais souvenez-vous que la foule et le souverain – unité dialectique d’opposition – ne peuvent exister séparément. Les deux parties sont ignorantes, cruellement sadiques, méchantes l’une envers l’autre, surtout, lorsque couve la contradiction d’une complexité sociale ou d’une pauvreté spirituelle.
— Pourquoi, alors, vous souciez-vous autant des foules anonymes de Ian-Iah ? Ce sont des gens avec lesquels on peut tout se permettre : les piller, enlever leurs femmes et leurs maîtresses, les chasser de leurs maisons confortables. Il suffit d’utiliser un procédé vieux comme le monde – le nôtre et le vôtre : la flatterie. Criez-leur qu’ils sont grands, beaux, courageux et intelligents et ils vous permettront tout. Mais essayez de les traiter de ce qu’ils sont réellement : des ignorants, des sots, des avortons stupides et impuissants et un hurlement de mécontentement étouffera toute harangue sensée à leur adresse, même s’ils passent toute leur vie dans l’humiliation ou pire encore.
— Vous avez de toute évidence emprunté aux films que vous avez emporté de la Terre les pires méthodes de gouvernement, dit Rodis sur un ton de reproche. Mais même à cette époque, vos ancêtres employaient une autre méthode : ils s’adressaient au bon sens des gens, essayaient de leur expliquer les raisons de leurs actes et d’en montrer les conséquences. Mais nous, grâce au sentiment de justice profondément enraciné en nous et au sens de l’équité, nous pourrons agir davantage et passer par des épreuves difficiles, différentes de celles montrées par les gens du passé. Il ne faut pas toujours choisir le chemin le plus facile : on peut se retrouver dans l’inferno sans pouvoir en sortir.
— Un chemin difficile et fécond est impensable pour la majorité des gens.
— Plus il y a de monde, plus le choix des esprits est grand. Ce sont les efforts coordonnés qui ont donné à la Terre la noosphère puissante et pure. L’homme d’aujourd’hui est le résultat de la fusion des différentes branches qui se sont croisées au cours de millions d’années. C’est pourquoi son héritage conserve des essences psychologiques multiples et la différence entre individus reste très grande. Là est la clé de la perfection qui empêche l’humanité de se transformer en fourmi. La fusion des différents types de structure psychologique qui auront toujours une conduite différente dans un courant commun de culture est le miracle suprême, la preuve des merveilleuses qualités de l’homme dans les cadres directeurs de la conscience sociale.
— Et les milliards d’imbéciles, de psychopathes qui morcellent la vérité en menues révélations et créent une grande confusion d’opinion ? Un sage a écrit que le savoir obstrue le cerveau de la même façon que la graisse. Il en est de même pour eux. Pourquoi doivent-ils vivre et gaspiller les dernières ressources de la planète ?
— Vous avez déjà atteint un déclin irréversible de la natalité chez votre intelligentsia. Vous aspirez à détacher les gens de toute affection afin d’en faire des instruments asservis au pouvoir ! C’est le résultat naturel d’une relation tyrannique envers les gens.
— C’est l’ingénieur Tael qui vous a renseignée ? s’écria Tchoïo Tchagass pour confondre Rodis. Tael était d’ailleurs au courant des projections ?
Le sentiment répugnant d’être obligée de mentir envahit Rodis. Dans le monde de Tormans, l’observation constante des lois de la Terre pouvait conduire à des conséquences pénibles.
— J’avais depuis longtemps deviné qu’il était obligé de vous faire son rapport, répondit-elle évasivement.
Tchoïo Tchagass interpréta différemment l’expression fugitive de dégoût apparue sur le visage de Rodis et se mit à rire, content de lui. Il fut clair pour Rodis que la menace concernant Tael était passée. Elle baissa les yeux pour cacher au regard observateur de Tchoïo Tchagass la plus petite nuance de ses émotions.
— Répondez sans détour, pourriez-vous me tuer ? demanda-t-il tout à coup.
Rodis ne s’étonnait déjà plus des sauts inattendus de la pensée de Tchagass.
— Pour quelle raison ? demanda-telle tranquillement.
— Afin de m’éloigner et d’affaiblir le pouvoir.
— Vous éloigner ! Il y aurait aussitôt quelqu’un d’autre à votre place qui serait encore pire. Vous, au moins, vous êtes intelligent…
— Au moins ! s’écria le souverain en colère.
— Votre système social ne garantit pas la venue au pouvoir de gens intelligents et honnêtes et c’est là que réside le mal essentiel. Il y a, de plus, dans ce système une tendance à l’incompétence accrue des cercles dirigeants, selon le Principe de Peter, déjà découvert à l’Ère du Monde Désuni.
Tchoïo Tchagass voulut répondre, mais se retint et demanda d’un ton patelin :
— Vos machines pourraient-elles tuer ? Et comment ?
— À n’importe quel moment. Il suffit de leur en donner l’ordre.