— Pour la discussion de la question, rien du tout.
— Anarchistes ! marmonna Tchoïo Tchagass et il se leva.
Sur un signe de Rodis, Olla Dez coupa le contact. Les projecteurs des SVP cessèrent leur doux bourdonnement.
La salle du palais décorée d’étoffes vives reprit son aspect habituel, comme s’il n’y avait pas eu le spectre du vaisseau côtoyant la planète et envoyant dans l’espace un appel plaintif et incompréhensible.
La rencontre avec les pèlerins interstellaires ébranla les Terriens. La lumière balayant les surfaces métalliques entrecroisées de la salle vide du vaisseau avait un je-ne-sais-quoi qui faisait penser à l’infernalité sans issue.
Les Terriens ne furent pas les seuls à être accablés. Tchoïo Tchagass, sans dire un seul mot, regagna ses appartements d’une démarche fatiguée, inhabituelle chez lui. Deux « violets » le suivirent silencieusement, considérant d’un air méprisant le groupe des familiers qui marchait derrière eux à une distance respectueuse.
Les craintes de Faï Rodis quant à un éventuel retard du départ de ses compagnons étaient vaines. L’ingénieur Tael remit à Tchedi, Evisa et Vir Norine, des pièces de plastique souple, revêtues de signes et recouvertes d’une pellicule transparente. Ces petites cartes permettaient l’accès à tous les bâtiments, à toutes les assemblées et à tous les instituts de la ville du Centre de la Sagesse. Au grand étonnement des Terriens, il s’avéra que peu d’habitants de la capitale jouissaient de ce droit. La majorité d’entre eux avaient des petites cartes différentes qui limitaient les droits de leurs possesseurs. Un homme sans carte était considéré comme hors-la-loi. On l’arrêtait et, après enquête, ou bien on l’envoyait dans une autre partie de la planète, là où l’on manquait de main-d’œuvre, ou bien, s’il n’en manquait pas, on le condamnait à la « mort légère ».
Tael conduisit les trois Terriens et leurs SVP hors des limites de la zone interdite des Jardins de Tsoam et revint, après les avoir mis entre les mains d’un guide. Il trouva Faï Rodis près du mur transparent du hall, sur lequel donnaient les portes des pièces vides. Sans scaphandre, vêtue d’une large jupe courte et d’un corsage, elle semblait plus proche, plus familière.
Rodis examina le jardin où remuaient des arbres qui tendaient avidement vers le ciel leurs branches en forme d’entonnoirs. Tael pensa soudain que les places si chères à son cœur devaient paraître étranges aux Terriens. Et Rodis, restée seule, portant cette tenue frivole et jeune selon les canons de Ian-Iah, lui apparut comme une prisonnière triste et sans défense.
L’ingénieur oublia tout. Un sentiment longtemps retenu jaillit avec une force inattendue, même pour lui. Il tomba à genoux, ressemblant sans le savoir à un ancien chevalier de la Terre. Saisissant la main baissée de Faï Rodis, il se mit à déclarer son amour avec ardeur, hâte et éloquence.
Rodis l’écouta sans bouger et sans manifester d’étonnement comme si tout ce que disait le Tormansien lui était déjà connu depuis longtemps.
Tael regarda ses yeux, s’efforçant d’y lire la réponse, ou tout au moins de la deviner. Brillants comme ceux des Terriens, les yeux d’un vert merveilleux de l’habitante de la Terre cachaient sous une tendresse apparente un courage et une vigilance à toute épreuve et protégeaient son monde intérieur. En se brisant sur ce mur invisible, les rêves et les mots d’amour qui avaient élevé l’ingénieur au niveau de Faï Rodis s’arrêtèrent. Tael baissa la tête et se tut, tout en restant aux pieds de Rodis, dans une pose qui lui semblait déjà stupide.
Faï Rodis serra les mains jointes de l’ingénieur et les leva légèrement. Elle voulut poser ses mains sur les épaules de Tael, mais, lui, connaissant leur force apaisante, recula, presque indigné. Selon la loi humaine, la même sur la Terre et sur Tormans, l’homme qui avoue son amour supporte plus aisément un refus qu’une compassion amicale. Non, pas de pitié, le Tormansien n’éprouvait d’ailleurs pas de pitié envers lui-même et il en fut reconnaissant à l’élue de son cœur. Elle ne s’était pas éloignée de lui, mais elle était cependant totalement inaccessible.
— Pardonnez-moi, dit Tael avec noblesse, j’ai rêvé… en un mot, j’ai oublié que vous ne pouviez éprouver d’amour pour nous, êtres inférieurs d’une planète abandonnée.
— On peut, Tael, répondit doucement Rodis.
L’ingénieur serra à s’en faire mal les doigts de ses mains croisées derrière son dos. À nouveau, la force dangereuse de la Femme de la Terre s’empara de lui, brisant sa volonté, écrasant sa poitrine.
— Alors… murmura-t-il reprenant espoir.
— Tael, regardez avec les yeux de la Terre. Vous avez vu notre vie. Trouvez-moi une place dans la vôtre, car l’amour chez nous est une route parcourue en commun. Autrement, ce n’est qu’une passion physique qui se réalise et disparaît une fois accomplie. Elle est de courte durée, car elle exige une telle tension physique et morale qu’elle représente pour le partenaire qui n’est pas au même niveau un danger mortel.
Pour l’ingénieur, la tournure didactique prise par cette explication devint offensante et insupportable, même s’il comprenait très bien que Faï Rodis parlait en toute confiance et avec franchise et, surtout, qu’elle s’adressait à lui d’égale à égal.
L’ingénieur Tael fit ses adieux et se dirigea vers la sortie, en s’efforçant d’avoir le comportement digne et indépendant d’un Terrien.
Faï Rodis le regarda partir d’un air chagriné, puis s’écria soudain :
— Revenez, j’ai quelque chose d’important à vous dire.
Rodis le conduisit dans sa chambre et ferma soigneusement la porte. Le SVP se fit entendre. Branchant le champ de protection, Rodis raconta sa conversation avec Tchoïo Tchagass.
Le Tormansien l’écouta avec le faible sourire qui, chez les habitants de la planète Ian-Iah, cachait l’amertume et l’impuissance.
— Vous avez dit que j’étais obligé de faire des rapports ? demanda-t-il.
Rodis acquiesça.
— Mais c’est tout à fait vrai ! Et j’ai toujours fait des rapports, sinon, c’était fini.
— Pourquoi ?
— Un jour sans rapport et je n’aurais plus pu vous voir, jamais plus.
— Qu’avez-vous rapporté ?
— Ah, c’est un jeu dangereux. Il faut dire la vérité anodine, taire l’essentiel et réfléchir à une demi-vérité. On a affaire à un ennemi intelligent, mais la demi-vérité imaginée pour un mensonge politique peut aussi devenir un outil contre eux.
— Pourquoi mener un tel jeu ?
— Pourquoi ? Et les dizaines de milliers de gens de Ian-Iah qui ont vu la Terre communiste ? Et les connaissances dont vous nous avez armés ? Et la joie de nos relations ? Comme je suis heureux que le sort soit tombé sur moi ! Voir une vie autre, belle comme un conte de fée, être à la frontière entre deux mondes ! Comprendre, vérifier, se convaincre de la possibilité d’une issue pour le peuple de Ian-Iah !
— Excusez-moi, Tael, dit Faï Rodis avec déférence, comme si elle s’adressait à un ancien, je sais si peu de choses et mes fautes peuvent être blessantes.
— Comment, vous, mon étoile ! s’écria-t-il bouleversé, alors qu’il se dirigeait à reculons vers la porte.
Rodis lui prit la main fermement et le fit asseoir sur le grand divan sur lequel les Terriens s’étaient assis plus d’une fois.
Un étrange sentiment de détachement envahit l’ingénieur, comme si cela arrivait à quelqu’un d’autre, et que lui-même était le témoin étranger de la conversation des habitants de mondes différents.
Faï Rodis s’installa sur le divan, croisa les jambes et entoura ses genoux nus de ses mains. Elle regardait maintenant l’ingénieur différemment, comprenant d’où venaient ces rides profondes qui sillonnaient son front, pourquoi la souffrance et la fermeté faisaient constamment froncer ses sourcils, au-dessus des yeux clairs et perçants de penseur ; pourquoi ces plis profonds qui partaient des ailes du nez et allaient jusqu’aux joues, évitant les commissures pleines des lèvres toujours serrées ; pourquoi ses moustaches et sa barbe grisonnaient avant l’heure.