— Je vous en remercie ! Je vous en remercie ! s’écria Tael, radieux. Prenant hardiment les deux mains de Rodis, il les couvrit de baisers.
Elle libéra ses mains et levant la tête de l’ingénieur, lui donna un baiser.
— Jamais, je n’aurais pensé que je ferais cadeau de la mort à l’homme qui m’aime. Comme la vie est infiniment étrange et triste sous le régime de l’inferno !
Remarquant que Tael la regardait sans comprendre, elle ajouta :
— On parle dans l’une des anciennes légendes de la Terre, du chagrin d’une princesse qui se console de la mort en prenant du vin empoisonné.
— Je me souviens de cette légende et je sais maintenant qu’elle vient de nos ancêtres communs ! On dit aussi chez nous que le vin provenait de la vigne qui avait poussé sur la tombe de l’être aimé. Est-ce la même chose chez vous ?
— Oui.
— C’est bien ça, le chagrin d’une princesse ! À demain ? D’accord ? L’ingénieur débrancha lui-même la protection et sortit sans se retourner, fermant avec soin la haute et lourde porte.
Faï Rodis s’allongea sur le divan, le menton appuyé sur ses mains croisées. Elle pensa à son double rôle sur la planète Ian-Iah. Mais en même temps, cela lui donnait, sans qu’elle l’ait recherché, la possibilité de pénétrer au cœur même du régime de la planète, d’étudier le système oligarchique si difficile à comprendre pour une personne de la société communiste. Le fond de l’oligarchie était, semble-t-il, extrêmement simple et le système s’était pratiqué depuis toujours sur la Terre sous les formes diverses, allant des dictatures tyranniques d’Assyrie, de Rome, de Mongolie, d’Asie Centrale aux tous récents aspects du nationalisme de l’Occident capitaliste qui ont immanquablement conduit au fascisme.
Lorsqu’on affirme que l’on est le seul à avoir raison – et dans tous les cas – cela entraîne automatiquement l’extermination de tous les dissidents déclarés, c’est-à-dire de la plus grande partie intellectuelle de la population. La solution trouvée par les oligarques pour s’opposer à toute renaissance de la liberté, consista à briser la volonté des ressortissants en les mutilant psychiquement. On ne put y parvenir sans la participation des savants. Par bonheur, la dégradation des sciences biologiques ne permit pas aux « savants » de Tormans d’obtenir des résultats sérieux dans cette branche sinistre de la biologie, qui, dans différents pays de la Terre, faillit transformer la majorité des gens en robots stupides et peu coûteux, humbles exécutants de n’importe quels ordres. Ici, sur la planète appauvrie, les moyens de briser le moral étaient simples : terreur et famine, ainsi qu’un arbitraire total en matière d’éducation et d’instruction. Les valeurs spirituelles de la connaissance et de l’art, amassées pendant des millénaires par le peuple furent mises à l’index. À leur place, on favorisa la course aux valeurs illusoires, aux choses de plus en plus médiocres, au fur et à mesure de la dégradation de l’économie rendue inévitable par la baisse des qualités morales et psychologiques des gens. Sur la Terre, dans des pays et des peuples variés, l’oligarchie n’a jamais atteint la puissance sans réserve de Tormans. À tout moment, à n’importe quel point de la planète, les souverains pouvaient faire ce qu’il leur semblait bon, rien qu’en lançant quelques mots. Aux savants qui étaient à leur service de donner des éclaircissements sur ces décisions impérieuses ou d’expliquer ce qui se passait. Cette puissance absolue s’est souvent trouvée entre les mains de personnes mentalement anormales. Il fut un temps, sur la Terre, où des paranoïaques surtout, grâce à leur énergie insensée et à la conviction fanatique de leur bon droit, devinrent les guides politiques ou religieux. Dans un milieu physiquement affaibli, il en résulta une augmentation du nombre de personnes maniaco-dépressives dont la peur devint le fondement de la vie : peur du châtiment, crainte chronique – véritable épée de Damoclès – de se tromper de quelque façon que ce soit ou d’accomplir un acte répréhensible.
Les souverains de Tormans n’avaient pas à craindre d’opposition et n’avaient, heureusement, ni complexes paranoïdes, ni manie de la persécution, ce qui sauva, sans aucun doute, la vie à des millions de gens.
« Oh, ces rêves d’un ciel doré, d’un quai où accostent des vaisseaux ailés ! » Rodis se souvint des vers d’un poète ancien de Russie. La poésie russe de cette époque était ce qu’elle préférait pour sa pureté et sa foi dans l’homme. Ces rêves s’étaient réalisés d’une manière très différente de celle dont avait rêvé le poète. Le développement de la civilisation technique exclut de toute participation active à la vie un nombre de plus en plus grand de gens, car chacun agissait dans la sphère très étroite de sa spécialité et n’en sortait pas.
Avant l’Ère du Monde Désuni, l’homme de la Terre avait une personnalité développée, aux aptitudes assez diverses : il pouvait de ses propres mains construire une demeure ou un vaisseau, il savait s’occuper de conduire un cheval et un attelage et était toujours prêt – c’était la règle – à combattre dans les rangs de l’armée, l’épée à la main.
Puis, lorsque la population s’accrut, les gens ne furent rien d’autre que le prolongement signifiant de leurs professions étroites et mesquines, les passagers passifs de moyens de transport variés.
Si on se représente l’humanité sous la forme d’une pyramide, on s’aperçoit que plus elle est élevée, plus son sommet est pointu, plus le nombre de gens constituant la partie active de la société est grand et plus sa base est large. Si, jadis, la personnalité était forte et multiple, au cours de l’accroissement de la pyramide, elle s’affaiblit et devint inapte, perdant tout intérêt à la vie. Plusieurs penseurs de l’EMD considérèrent l’ennui et la perte d’intérêt envers la vie comme plus dangereux que la guerre atomique ! L’élite des couches supérieures n’empêcha pas la dégradation et on sombra dans l’inferno. En présence d’une telle tendance, la civilisation née du capitalisme technocratique, devait s’effondrer et elle s’effondra ! La pyramide hiérarchique du pouvoir sur Tormans apparut à Rodis comme une accumulation superposée de couches s’élargissant brusquement vers le bas. Cette accumulation reposait sur une large « base » : les milliards de « Cvic » incultes, peu doués, voués au « bonheur » de mourir jeunes.
« Nos savants et mon Kin Rouh avaient tout à fait raison – pensa Rodis – en parlant de la multiplication de l’inferno, pour ceux qui ne peuvent sortir des couches inférieures de la pyramide. Celle-ci doit être détruite ! Mais, de toutes les constructions, la pyramide est la plus solide ! L’élimination du sommet ne résoudra rien ! À sa place apparaîtra aussitôt un nouveau sommet venant de la couche immédiatement inférieure. Il faut détruire la pyramide à sa base et pour cela, les « Cvic » doivent absolument recevoir les informations nécessaires.
Rodis appela « La Flamme sombre », car elle souhaitait se concerter avec Grif.
En trois enjambées, Grif Rift fut devant elle, mais sans pouvoir, hélas, traverser. Il était ravi de cette rencontre non programmée.
Rodis lui parla de la pyramide. Grif Rift réfléchit :
— Oui, c’est la seule issue. C’est d’ailleurs la vieille méthode de toutes des révolutions véritables. Le temps viendra où la pyramide s’écroulera, mais cela ne se produira que lorsque les forces aptes à organiser une autre société se seront unies à la base. Votre ingénieur doit comprendre que l’union des « Cvil » et des « Cvic » est indispensable. Autrement, Tormans ne sortira pas de l’inferno. La rupture entre « Cvil » et « Cvic » est la base axiale de l’oligarchie. Ils ne peuvent s’en sortir sans s’entr’aider, mais ils n’existent que grâce à leur isolement.