« Cvil » et « Cvic » luttent séparément contre leur cage très solide que leurs deux classes se sont efforcées d’édifier. Plus leur cage est solide et inébranlable, plus leurs rapports sont mauvais. Il faut les alimenter non seulement en informations mais en armes également.
— Nous ne pouvons distribuer des armes à l’aveuglette, dit Rodis, mais l’information générale met trop de temps pour agir. L’essentiel, maintenant pour eux, est d’avoir des moyens de se défendre plutôt que d’attaquer ou, plus exactement, d’avoir les moyens de se défendre du despotisme. Deux instruments puissants : l’ADP – Appareil de Diagnostic Psychologique – et l’IMC – Inhibiteur de Mémoire Courte – protégeront des espions les groupes qui seront formés et les aideront à se développer.
— D’accord, dit Rift, mais il faut que l’information soit propagée différemment. Nos débuts ont été naïfs et ont créé une situation dangereuse. Je conseille d’annoncer aux souverains que les projections sont interrompues. Ce sera vrai, mais nous préparerons des millions de cartouches que nous glisserons subrepticement dans les poches des uns et des autres. Nous remplacerons les séances de stéréofilms par une distribution de ces cartouches munies de vidéoinformations sur tous les thèmes importants. La vision de ces films confirmera que l’information est réellement véridique et qu’elle a été choisie parmi celles qui étaient restées dans l’ombre.
— J’ai compris aujourd’hui que, en plus de l’ADP, ils avaient besoin d’un entraînement psychologique afin de se libérer de la peur d’être poursuivis et du fétichisme du pouvoir. Les rapports des gens avec l’état se sont trop distendus. Il les domine comme une force malfaisante et toute puissante. Il est temps pour eux de comprendre que le rapport normal implique qu’individu et peuple soient synonymes et non antagonistes. Le passage de l’unité à la multitude et vice-versa, voilà ce qu’ils ne comprennent absolument pas, mélangeant la fin et les moyens, la technique et la connaissance, la qualité et la quantité.
Grif Rift eut un rire sans joie.
— Je ne comprends pas pourquoi cette civilisation existe encore. Il est évident qu’ici la loi de Sined Rob est bafouée. S’ils ont atteint une haute technicité et sont presque arrivés à maîtriser le Cosmos sans se soucier du bien-être moral qui est plus important que le bien-être matériel, alors, ils n’auraient pas dû franchir le seuil de Rob. Aucune société ayant un niveau moral et éthique bas ne peut le franchir sans s’auto-détruire, et pourtant, ils l’ont fait !
— Mais vous n’avez donc pas deviné, Rift ? Leur civilisation a été monolithique dès le début, leur peuple aussi, quels qu’aient été les gouvernements avec lesquels ils ont momentanément rompu. Le couvercle de fer de l’oligarchie s’est refermé sur toute la planète, a supprimé la menace du seuil de Rob, mais a, en même temps, détruit toute possibilité de sortir de l’inferno…
— D’accord ! Mais que faire de La Flèche d’Ahriman ?
— Nous verrons…
Rodis tendit l’oreille et ajouta rapidement :
— On vient. Au revoir, Rift ! Préparez les cartouches d’information, nous réfléchirons aux thèmes, lorsque nous nous réunirons pour le Conseil. Le plus possible d’ADP et d’IMC ! Tous vos efforts là-dessus !
Rodis coupa le SVP et s’assit sur le divan. Elle sentait qu’un étranger approchait.
On frappa à la porte. Un « porte-serpent » âgé et de haute taille entra.
— Le Grand Président invite la souveraine des Terriens à passer la soirée dans ses appartements. Il vous attends dans…
Le dignitaire leva les yeux sur le mur où, sur la grande montre, oscillaient des bandes lumineuses circulaires et vit le tableau de Faï Rodis. Le vieillard perdit le fil de son discours solennel et conclut à la hâte :
— … dans deux anneaux de temps.
Rodis le remercia et le laissa sortir. « Encore quelque chose de nouveau » pensa-t-elle et s’approchant du miroir, elle examina d’un œil critique son vêtement modeste.
Les femmes de la Terre, en artistes nées, aimaient jouer à se transformer. Changeant leur physionomie, elles la remodelaient selon une image correspondante choisie. Au cours du voyage en astronef, Olla Dez avait incarné une marquise de la fin de l’ère féodale, Neïa Holly était devenue une jeune fille espiègle de l’EMD et Tivissa Henako, une geisha de l’ancien Japon. Les hommes y portaient un intérêt moindre : pauvreté d’imagination, ou aversion purement virile pour soigner les détails.
Rodis, virevoltant devant son miroir, passa en revue les physionomies possibles et s’arrêta sur celle d’une femme de l’Inde ancienne, une maharani. Le vêtement de la femme indienne – le sari – convenait à la circonstance par la simplicité de sa réalisation et parce qu’aucun autre ne se fondait aussi bien avec celle qui le portait. Il pouvait devenir aussi une cuirasse impénétrable qui dévoilerait son corps et en soulignerait le galbe.
Rodis utilisa avec goût les quelques moyens dont elle disposait.
Réglant le SVP, elle prit une douche ionique et se fit un massage électrique, puis elle intensifia la pigmentation de sa peau jusqu’à obtenir la nuance marron doré de la tinga. Ses cheveux courts partagés par une raie et très frisés sur la nuque furent coiffés en catogan. D’un segment de fil de titane, poli comme un miroir, qu’elle découpa en anneaux, Rodis fit des bracelets qu’elle mit à ses poignets et à ses chevilles. Un panneau de tissu d’une blancheur neigeuse brodé d’étoiles argentées devint un sari plus court que ceux d’autrefois. Elle dessina un point sombre entre ses sourcils, et se mit à marcher dans la pièce afin d’adapter ses mouvements à sa tenue. Elle regretta de ne pas avoir emporté de belles boucles d’oreille.
Elle avait encore une demi-heure environ devant elle. Elle se concentra, évoqua en imagination les tableaux de l’Inde ancienne qui se succédèrent lentement…
Joyeuse, un peu émue, elle pénétra dans le cabinet vert, accompagnée du doux cliquetis de ses bracelets. Son corps sain, rafraîchi par la douche tonifiante répandait un parfum agréable, à peine perceptible.
Tchoïo Tchagass se leva un peu plus rapidement que de coutume. Il accueillit Rodis avec le même air moqueur, mais avec un plaisir évident. Seuls, ses yeux étroits gardèrent leur prudente méfiance, comme à l’ordinaire.
Zet Oug et Ghen Shi étaient assis autour de la table dans des fauteuils et, près des tentures, se tenait le « porte-serpent » grand et maigre qui était venu inviter Faï Rodis. En la voyant, il poussa un soupir de soulagement et se laissa tomber sur un lourd tabouret aux pieds bizarres. Soulevant une tenture qui cachait une porte intérieure une très belle et très grande femme avança avec assurance dans la pièce. Faï Rodis essaya d’évaluer la position de l’inconnue dans la hiérarchie complexe de Tormans, d’après l’accueil que lui réservèrent les membres du Conseil. Elle était nettement plus grande que Rodis, ses jambes étaient longues et peut-être un peu trop minces. Elle avait des épaules athlétiques et un port royal. Son visage était fin et cruel, sous ses sourcils réguliers ses yeux bridés pétillaient ; ses cheveux formaient une épaisse toison noire. L’inconnue ne portait comme unique ornement que des boucles d’oreille, mais chacune d’elles était faite de dizaines de petits globes aux lueurs rouges et sauvages qui se reflétaient sur ses joues légèrement creusées et ses hautes pommettes. Ses épaules et sa poitrine étaient largement décolletées. Deux liens étroits marquaient sa peau douce et soutenaient sa robe. Dans la vie quotidienne de Tormans, sortir la poitrine nue était absolument interdit : toute femme qui l’aurait fait, même involontairement, aurait été déshonorée. Toutefois, on admettait que les femmes paraissent dans des soirées, presque nues. Rodis n’avait pu encore comprendre ces subtilités de mœurs.