— Soit ! Alors, un surhomme est d’autant plus indispensable !
— Non ! Physiquement le cerveau de l’homme met longtemps à se modifier. Même la durée de notre civilisation terrestre est insignifiante, et c’est pourquoi elle n’a pas apporté de changements essentiels. Tout développement dépend exclusivement des circonstances.
— De l’environnement ?
— Pas seulement. Des millions de gens doués sont morts sans avoir donné au monde tout ce qu’ils pouvaient, simplement parce que leurs dons ne correspondaient pas aux problèmes de la société et au niveau de l’époque. Par conséquent, je ne peux imaginer avoir un fils qui jouerait le rôle de souverain dans une société au niveau aussi bas.
— Comment, si bas ?
— Oui, président, l’aspiration à régner, à s’élever au-dessus des autres, à diriger les gens, est l’un des instincts les plus primitifs, exprimé d’une manière éclatante par les cynocéphales mâles. Du point de vue émotionnel, c’est le niveau de sentiment le plus bas et le plus funeste !
— Vous voulez dire…
— Et j’ajouterai encore que si vous aviez réellement un fils – futur héritier du royaume – à l’intelligence remarquable, cela n’apporterait sûrement que le malheur. Selon la loi de la Flèche d’Ahriman…
— Qu’est-ce encore que cette Flèche ?
— C’est ainsi que nous appelons conventionnellement la tendance de toute société mal structurée et à la noosphère moralement difficile, à multiplier le mal et la souffrance. Chaque acte, même s’il se veut humain en apparence, se transforme en malheur pour les individus isolés, pour des groupes entiers et pour toute l’humanité. Une idée, bonne au départ, a tendance au cours de sa réalisation à apporter avec elle plus de mal que de bien et à devenir nuisible. Une société de type capitaliste ne peut exister sans mensonge. Un mensonge orienté crée également ses propres devoirs en déformant tout : le passé – ou plus exactement la représentation qui en est faite, le présent – dans ses actes, et le futur – dans les résultats de ces actes. Le mensonge est le plus grand malheur qui ronge l’humanité, les aspirations intègres et les rêves clairs.
» Je vois que rien n’a été fait chez vous pour créer des systèmes de protection contre le mensonge et la calomnie. Sans ces protections, la morale d’une société court à une chute inévitable en fournissant le terrain à l’usurpation du pouvoir, la tyrannie ou la « direction » fanatique et maniaque. Nos ancêtres communs ont également découvert la loi des convergences malheureuses ou loi de Finnegan, comme ils appelèrent, en plaisantant à moitié, la tendance sérieuse de considérer que, pour l’homme, tous les processus de la nature et de la société se transforment en échec, erreur et destruction. Ce n’est évidemment qu’un reflet partiel de la grande loi de la médiation selon laquelle les structures inférieures ou supérieures sont rejetées par le processus. L’homme a de tout temps essayé d’atteindre une structure élevée sans créer auparavant la base nécessaire, et a souhaité obtenir quelque chose sans rien donner. Le développement de la nature vivante est basé sur le jeu aveugle des essais : des milliers d’essais pour un seul succès, mille lancers de dés pour un seul gain. Plus le corridor de la perfection par lequel il faut passer est étroit, plus la loi de Finnegan agit avec force et a tendance à se transformer en Flèche d’Ahriman. Elle est remplacée dans la nature par la sélection qui s’étale sur un temps très long, ce qui permet à la nature de se corriger en créant dans les organismes à reproduction fréquente une acclimatation protectrice et une réserve durable.
La transformation de la loi de Finnegan en Flèche s’est avérée malheureuse pour la société humaine parce qu’elle se heurte justement aux manifestations supérieures de l’homme, à toute aspiration à s’élever, à tout progrès, j’entends par là tout progrès à long terme, c’est-à-dire la sortie de l’inferno.
— Comment avez-vous éliminé la Flèche ?
— En pesant chaque action et en l’examinant minutieusement avant de l’entreprendre, en évitant tout jeu aveugle. Vous devez commencer par l’éducation en choisissant les gens, en les protégeant et en leur donnant des systèmes de protection.
Tchoïo Tchagass secoua la tête.
— C’est impossible. La dégénérescence des habitants de Ian-Iah est trop grande. La détérioration du fonds génétique a conduit à la faiblesse physique et à un conformisme moral. Un changement rapide des générations est indispensable dans les conditions où nous nous trouvons. Vous l’avez dit vous-même : plus on lance les dés, plus on a de chances de gagner.
— La nature ne compte pas les victimes qu’il a fallu pour atteindre ce but. Un homme sage ne peut agir ainsi.
Faï Rodis voyant que la conversation était stérile se leva.
— Ainsi, vous refusez ?
La question de Tchagass sonna comme une menace.
— Certainement. Si cela pouvait changer le destin de Ian-Iah, je serais prête à lui donner un fils, quelle que soit la difficulté pour une mère de laisser son enfant dans un monde étranger et lointain. Mais mettre au monde un futur souverain, un futur oppresseur et un homme malheureux, jamais !
Tchoïo Tchagass se leva lentement comme s’il pensait à ce qu’il allait faire ensuite.
— Au revoir, président ! dit Rodis lisant à nouveau dans ses pensées. Je serai toujours prête à comparer nos deux planètes, à vous conseiller et à projeter n’importe quel film. Tant que mes amis seront en ville et que je serai ici – vous voyez, vous-même ne pouvez vous en tirer sans otages – essayez de juger du niveau de votre gouvernement. Et maintenant, il est inutile de prolonger cet entretien qui ne mène à rien.
Tchoïo Tchagass se rejeta sur le divan et fuma sa pipe. Rodis lui tourna le dos et se dirigea vers la porte. Il ne lui fallut que deux minutes pour trouver la combinaison du verrou. La porte s’ouvrit et Rodis traversa le corridor pour aller dans la salle verte. Les deux gardes ne bronchèrent pas, leurs regards glissèrent sur elle, comme si elle n’existait pas.
Tchagass la suivit des yeux, tandis qu’elle s’éloignait. Il était troublé physiquement. Dans son sari blanc resplendissant dont les plis laissaient deviner le galbe de son corps, Faï Rodis lui sembla inaccessible. Lui-même s’était couvert de ridicule. Hors de lui, Tchoïo Tchagass se précipita dans le corridor. Les gardes bondirent, roulant des yeux apeurés, ce qui ne fit qu’accroître sa fureur. Il gifla les gardes, jusqu’à en avoir mal aux mains. Puis, se maîtrisant, il entra dans le cabinet vert, auquel était maintenant lié à jamais l’image de la Souveraine de la Terre, et s’assit à sa table, la tête dans ses mains. Il sentit autour de lui le même vide désespéré que celui provoqué par l’éloignement ou l’éviction de personnes honnêtes qui dénoncent l’injustice. Selon un processus inéluctable, ces personnes sont remplacées par d’autres, insignifiantes et ignorantes, prêtes à louer chaque acte du souverain. Leur fidélité n’est garantie que par des aumônes et des privilèges. Pas d’ami, aucun soutien moral et la peur grandissante d’un complot éventuel.
Le râteau de la terreur s’abattait de temps à autre sur les masses « Cvic », les dignitaires « porte-serpents », les savants et les « yeux du souverain », laissant derrière lui une épouvante indicible. La crainte d’être rendu responsable privait les gens de toute initiative. La peur de tout risque et la recherche d’une justification en toutes circonstances formaient pratiquement l’essentiel du travail de ces gens. Ils devenaient du matériau humain, inapte, comme ces gens qui ont survécu à une catastrophe et qui ne pourront jamais plus lutter en cas de difficulté, tellement leur cerveau et leur volonté ont été paralysés par l’expérience précédente.