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Tchedi s’inclina et s’assit à moitié nue, tandis que son hôtesse et la sœur de celle-ci s’affairaient et ajustaient les vêtements. Les cheveux cendrés de Tchedi s’étaient déjà transformés lors du séjour dans les Jardins de Tsoam en une crinière raide noir-goudron, comme celle que les jeunes filles de Ian-Iah qui, soit laissent retomber leurs cheveux en désordre, soit les coiffent en deux tresses courtes et serrées. Des lentilles changèrent la couleur de ses yeux. Lorsque Tchedi s’approcha du miroir, un visage étranger, un peu déplaisant, la regardait. Mais ses deux hôtesses ne cessèrent de la complimenter et lui présagèrent de nombreuses conquêtes masculines, ce que, d’ailleurs Tchedi ne souhaitait pas du tout. De sa totale liberté dépendait l’accomplissement rapide de sa mission d’observatrice.

Les amis de Tael avaient amené Tchedi ici pendant la nuit. La rue de Hei-Goï, c’est-à-dire des Fleurs du Bonheur, était habitée par des « Cvic ». Un couple de jeunes Tormansiens l’accueillit. La sœur de son hôtesse vivait là également pour le moment.

Celle-ci portait un triple nom dont le diminutif était Tsasor. C’est Tsasor qui fut chargée d’accompagner Tchedi lors de ses promenades dans la ville du Centre de la Sagesse. Pour les filles jeunes et particulièrement jolies se promener le soir dans la capitale de Ian-Iah était dangereux, cela l’était encore plus la nuit où même les hommes vigoureux ne sortaient qu’en cas d’extrême nécessité. Les femmes étaient l’objet d’insultes ou d’attaques, principalement de la part de jeunes obsédés sexuels. De même que l’odeur du sang attire les rapaces, de même la beauté, au lieu d’être une protection, attirait encore davantage les jeunes voyous.

Le fidèle SVP bleu, ses petites pattes repliées, resta allongé sous le lit (ici, on dormait sur des lits assez hauts en fer ou en plastique), dissimulé par une couverture allant jusqu’au sol. On expliqua à Tchedi que ses hôtes devaient être prudents, pour qu’on ne soupçonne pas leurs liens avec les habitants de la Terre. Officiellement, Tchedi était invitée par la famille de l’ingénieur d’une grande usine, mais on considérait comme peu convenable que des contacts s’établissent entre les astronavigants et les « Cvic » incultes et obscurs. Ses hôtes pouvaient être expulsés de la ville si on l’apprenait. La menace était sérieuse : vivre en d’autres lieux de la planète était très pénible. Là-bas, les gens recevaient une rémunération inférieure et donc avaient moins d’argent pour se nourrir, pour leurs achats et leurs distractions.

Les habitants de la ville du Centre de la Sagesse et de deux ou trois autres grandes villes en bordure de la Mer Équatoriale étaient enviés par tous les autres habitants de Ian-Iah moins chanceux.

L’essence même de ce bonheur resta une énigme pour Tchedi jusqu’à ce qu’elle comprit que, sur la planète Ian-Iah la richesse et la pauvreté se mesuraient à une somme de choses mesquines qui étaient la propriété de chacun. Seuls comptaient les biens matériels, que ce soit à l’échelle de la planète, des communiqués économiques ou des informations concernant une réussite ; les valeurs spirituelles étaient complètement exclues. Tchedi se convainquit plus tard que l’auto-perfection ne constituait pas le problème essentiel de l’humanité de Ian-Iah.

En même temps, ses hôtesses l’étonnèrent par leur simplicité joyeuse et le soin qu’elles portaient à décorer modestement leur appartement étroit. Deux ou trois fleurs dans un vase en verre ordinaire les transportaient de joie. S’il leur arrivait de se procurer une statuette bon marché ou une coupe, alors, leur plaisir durait plusieurs jours. Chaque appartement possédait un appareil vidéo avec écran et haut-parleur de grande puissance. Le soir, lorsque toute la famille – c’est-à-dire couples et enfants en bas-âge correspondant sur la Terre au début du 1er Cycle – était réunie, on contemplait les petits écrans plats et ternes, dont le son bruyant faisait trembler les murs, les plafonds et le sol des maisons peu solides. Mais les locataires ne s’en souciaient pas. Le sommeil des jeunes était profond ; ils ne ressentaient aucunement le besoin de lire, de réfléchir ou a fortiori méditer. La plupart de leur temps libre se passait en conversations, potins et discussions futiles.

Il y avait une école dans la rue des Fleurs du Bonheur. C’était un bâtiment maussade en briques rouges au milieu d’un jardin étiolé et tout piétiné. Les cours avaient lieu du matin au soir. De temps en temps, le jardin de l’école et la partie adjacente de la rue retentissaient de hurlements, de sifflets sauvages et de rires aigus : c’étaient les petits garçons et filles qui s’ébattaient pendant les récréations. Le bruit était encore plus grand au crépuscule : cris, piétinements, insultes et bagarres, véritable cauchemar dans lequel les gens sont transformés en singes par une vilaine sorcière.

Les élèves logeaient dans un long bâtiment jouxtant l’école, dès qu’ils étaient enlevés à leurs parents. C’est là qu’on les préparait à l’entrée dans une école professionnelle et qu’on les départageait en « Cvil » et en « Cvic ». L’incroyable grossièreté des enfants ne gênait personne. Même les adultes semblaient presque honteux d’aider un malade ou une personne âgée, de témoigner du respect aux vieillards, de céder quelque chose à quelqu’un. Tchedi mit du temps à comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une perversité particulière aux Tormansiens, mais que la faute en incombait à un complexe d’infériorité largement répandu. Le développement de ce complexe dans un monde de pouvoir absolu s’était orienté simultanément dans deux directions : il avait gagné un nombre toujours plus grand de gens et renforcé son emprise sur chaque individu.

L’étrange société de la planète Ian-Iah ne se préoccupait apparemment pas d’adoucir la vie de chacun, de la rendre plus calme, plus heureuse, meilleure. Les esprits les plus doués s’intéressaient uniquement à produire moins cher et à multiplier la production afin de pousser les gens à consommer. La mort spirituelle précédait la mort physique.

Les inconvénients qui en résultaient étaient nombreux : constructions mal conçues et réalisées sans soin, travail non qualifié. Les jeunes « Cvic » recevaient une formation professionnelle élémentaire qui ne leur apprenait pas leur métier comme il fallait. Les désagréments de la vie entraînaient des millions de frictions inutiles entre les citoyens, au cours desquelles chacun avait raison à sa façon ; la seule coupable était la structure sociale de la planète, qui contraignait les gens à se débattre dans des contrariétés quotidiennes que personne ne cherchait à supprimer. Les Tormansiens n’étaient guidés ni par des règles morales, ni par des règles religieuses, sans même parler d’une conscience à un haut niveau. Aucun système durable, sévère et élaboré d’éducation de chacun en tant que membre de la société n’existait. La tendance spontanée de contrarier l’autre, de se venger de son humiliation sur son voisin, ne subissait aucune entrave. Critiques idiotes, dénigrements, diffamation soit au niveau de la production, soit dans les sphères scientifiques ou artistiques, envahissaient toute la vie de la planète, l’enserrant dans l’étau empoisonné de l’inferno. De toute évidence, sous un tel système de gouvernement, la bonne volonté et la patience ne pouvaient que diminuer et les railleries et les outrages qu’augmenter, ce qui est plutôt l’apanage d’un troupeau de cynocéphales que d’une société humaine techniquement développée.

Il y a plus de 2 000 ans, quelques nations de la Terre crurent que les programmes politiques, les changements futurs dans l’économie d’une puissance totalitaire pourraient modifier la marche de l’histoire sans soutien psychologique préalable. Incapables d’améliorer le destin des peuples, les dogmatiques influencèrent fortement le destin des individus. La Flèche d’Ahriman frappa en plein dans le mille, parce que les changements arbitraires détruisirent la stabilité que la société avait atteint en payant le prix fort. L’équilibre indispensable des phénomènes sociaux ne fut pas obtenu ; au contraire, l’oscillation d’un extrême à l’autre s’accrut, sans qu’il y eût d’analyse scientifique et sans qu’on enregistrât de mieux-être. C’est ce qui constitue l’échec essentiel du régime oligarchique particulièrement évident sur Tormans.