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Tchedi connaissait déjà les défauts de la structure sociale de Tormans, aussi se trouva-t-elle dans la position de l’observateur détaché, mais bienveillant. Le contact direct avec ces « défauts » débuta dès les premiers jours passés dans la rue des Fleurs du Bonheur et modifièrent les sentiments de Tchedi.

Les surprises commencèrent avec la première promenade en compagnie de Tsasor. Les Tormansiens marchaient dans la rue, comme bon leur semblait, sans rester sur un côté déterminé. Les plus forts heurtaient – volontairement ou non – ceux qui venaient en sens inverse, les obligeant à se ranger sur le côté et leur montraient grossièrement les dents en signe d’avertissement. Dans les magasins (sur Tormans comme partout où existe une inégalité de classe, le travail est rémunéré en argent pour les deux classes inférieures), dans les jardins ou les parcs d’attraction, les restaurants ou les transports publics, partout où l’accès était étroit, les hommes et les femmes les plus forts repoussaient leurs concitoyens plus faibles pour entrer les premiers. Tchedi était au courant, mais malgré son entraînement psychique, elle eut du mal à contenir son indignation. Le désir impérieux d’aller plus vite que les autres, de battre les autres même d’une minute, pouvait sembler d’une bêtise maladive à toute personne non familiarisée avec la psychologie de l’inferno.

Un jour, Tsasor, pâle et effrayée, dit à Tchedi qu’on la convoquait à la Maison des Réunions du quartier pour « Une Rencontre avec le Serpent ». De telles réunions avaient lieu deux ou trois fois par an dans chaque quartier de la ville. Malgré les efforts de Tsasor pour expliquer le but et la signification de ces rencontres, Tchedi ne comprit pas en quoi elles consistaient. Finalement, elle conclut qu’il s’agissait d’une vieille coutume religieuse transformée en tradition chez les gens non religieux de l’actuelle planète Ian-Iah. L’effroi provoqué par cette invitation ou, plus exactement cet ordre, incita Tchedi à suspecter quelque chose et à se rendre à la réunion collective du « Serpent ».

La grande salle mal aérée se remplit rapidement de monde. Personne ne fit attention à Tsasor et à Tchedi assises dans la rangée du milieu. Les spectateurs s’installèrent dans une attente nerveuse et agitée, qui colorait les joues hâlées des uns ou, au contraire, faisait ressortir la pâleur jaune des autres. Quelques-uns parcoururent, troublés, les larges travées, tête baissée, en murmurant quelque chose, mais il ne s’agissait pas de vers comme Tchedi le crut tout d’abord. Les Tormansiens, d’ailleurs, lisaient très rarement des vers à voix haute, gênés par les sentiments exprimés dans la poésie. Ils marmonnaient plutôt des formules ou des règles apprises par cœur.

Environ un millier de « Cvic » emplit la salle, c’est-à-dire, selon la façon locale de calculer, de jeunes gens de moins de vint-cinq ans.

Quatre coups frappés sur un grand gong répandirent dans la salle le grondement vibrant du cuivre. L’assistance se figea dans des poses tendues, le dos droit, le regard fixé sur l’avant de la petite scène où se rencontraient les lignes fondues du mur, du plafond et du sol.

De l’obscurité du couloir situé derrière la scène éclairée surgit une estrade cubique décorée de raies noires et jaunes entrecroisées. Sur cette estrade, apparut un « porte-serpent » habillé d’un long vêtement noir, tenant dans la main un petit mégaphone.

— Le jour de la rencontre est arrivé ; hurla-t-il à toute la salle et Tchedi remarqua que les doigts de Tsasor tremblaient. Elle prit les mains froides de la jeune fille dans ses mains chaudes et calmes et les pressa, insufflant à la Tormansienne sa tranquillité morale. Tsasor cessa de trembler et remercia Tchedi du regard.

— Aujourd’hui, dit le « porte-serpent » en s’inclinant, les souverains du grand et glorieux peuple de Ian-Iah viennent vous contrôler grâce à la connaissance invincible du Serpent. Ceux qui se cacheront en baissant les yeux seront les ennemis secrets de la planète. Ceux qui ne pourront répéter l’hymne de fidélité et d’obéissance seront les ennemis déclarés de la planète. Ceux qui oseront affronter leur volonté à celle du Serpent seront soumis à l’interrogatoire rigoureux des adjoints de Ian Gao-Ioar !

Tsasor sursauta et presque à voix haute demanda à Tchedi de lui tenir les mains, car le plus terrible allait maintenant commencer. Cédant à une impulsion soudaine, Tchedi plongea Tsasor dans un état cataleptique. Il était temps !

Sur l’estrade, le « porte-serpent » fut remplacé par un globe semi-transparent aux lignes ondulées et scintillantes qui s’inversaient à chaque rotation du globe. Un son puissant de tonalité ascendante se mit à vibrer en accord avec la course des ondes bigarrées. La colonne verticale de lumière irisée mue par le globe provoqua un effet d’hypnose sur l’assistance. Tchedi dut tendre toute sa volonté pour continuer à observer et rester impassible. Le son s’interrompit, le globe disparut. Sur l’estrade apparut avec une lenteur calculée un serpent immense en métal rouge qui déroula ses anneaux. Une flamme pourpre brûla dans sa gueule ouverte, tandis que ses yeux violets étincelèrent méchamment dans les protubérances latérales de sa tête plate. Les lampes s’éteignirent dans la salle. Le serpent remua sa tête dans tous les sens. Ses yeux dardèrent leurs rayons sur les rangées de Tormansiens ? Tchedi rencontra le regard du monstre de métal et reçut un choc, elle perdit conscience un instant : une faiblesse dans les jambes qui monta jusqu’au cœur. Seul, son solide système nerveux endurci par un entraînement spécial, l’aida à garder son indépendance psychique. Le serpent se pencha davantage, se balança et manqua effleurer de la tête le premier rang. Tous ceux qui étaient assis dans la salle se mirent à se balancer à droite et à gauche en mesure, à l’exception de Tsasor, plongée dans la torpeur et de Tchedi récalcitrante. Remarquant que le « porte-serpent » se trouvait dans un coin de la scène et observait d’un œil vigilant le public, Tchedi, serrant étroitement contre elle sa compagne, se mit à se balancer avec elle.

Le serpent poussa un long hurlement que le millier de Tormansiens reprit aussitôt. Ils entonnèrent un hymne solennel et mélancolique, louant le souverain de la planète et la vie heureuse et libre que la famine ne menaçait plus. En regardant les visages inexpressifs et les bouches bées, Tchedi fut frappée par la stupidité démesurée de ce qui se passait. Après réflexion, elle comprit que ces gens en transe hypnotique fixaient à leur insu dans leur subconscient le sens du chant qui était une déclaration de guerre à toute dissidence aussi bien intérieure qu’apportée de l’extérieur par des gens ou des livres.

Mais le terrible serpent en métal n’était, après tout, qu’une machine. Les maîtres véritables des « Cvic » se trouvaient à l’arrière-plan. Toute à ses réflexions, Tchedi oublia d’ouvrir la bouche en même temps que les autres et de feindre de chanter. Le « porte-serpent » la montra du doigt. La silhouette trapue d’un garde « violet » apparut. Sa stupidité était telle que même l’hypnose du serpent rouge ne pouvait la briser. Il posa une main sur l’épaule de Tchedi, mais elle montra son « laissez-passer ». Le « violet » se recula avec un salut profond et courut rejoindre le « porte-serpent ». Ils échangèrent quelques phrases inaudibles à cause du bruit de la foule. Le dignitaire resta interloqué et exprima son dépit de façon éloquente. Tchedi n’avait plus besoin de continuer à simuler. Elle resta assise, immobile, à regarder autour d’elle. L’agitation des Tormansiens s’accrut. Quelques hommes se mirent à courir dans l’espace séparant la première rangée de la scène. Là, ils tombèrent à genoux, en criant des choses incompréhensibles. Quatre « violets » les conduisirent vers une porte à gauche dissimulée par des tentures… deux femmes se traînèrent à genoux et quelques hommes en firent autant. Le « porte-serpent » dirigeait les « violets » comme un chef d’orchestre habile. Sur un geste à peine perceptible, les gardes tirèrent de leurs fauteuils deux hommes et une femme qui résistèrent et se démenèrent en criant des mots impossibles à entendre dans le brouhaha. Les gardes les emmenèrent grossièrement et sans cérémonie dans le couloir sombre situé derrière la scène.