Le balancement du serpent diminua, le mouvement se ralentit. Le serpent s’arrêta enfin, ses yeux s’éteignirent, sa tête triangulaire resta dressée.
Les gens se turent et regardèrent sans comprendre autour d’eux, comme s’ils venaient de se réveiller. « Ils ont oublié ce qui s’est passé » devina Tchedi. Ils avaient appris à cacher leurs sentiments au cours des continuelles assemblées générales tenues sur leurs lieux de travail. Là, avait-on raconté à Tchedi, on exigeait publiquement des « Cvic » qu’ils approuvent et louent la sagesse de l’oligarchie. Une pratique séculaire avait appris aux gens à n’accorder aucune signification à ces exigences, et à montrer une soumission apparente. Les oligarques avaient alors trouvé d’autres méthodes pour s’introduire dans la mentalité des gens et découvrir leurs pensées secrètes.
Tchedi réveilla doucement Tsasor.
— Ne m’adressez pas la parole ! murmura l’astronavigante. Ils savent qui je suis. Rentrez chez vous, je vous y rejoindrai par mes propres moyens.
Tsasor, encore étourdie, fit signe qu’elle avait compris.
Tchedi se leva lentement et sortit, retrouvant avec plaisir l’air frais après la chaleur étouffante. Elle s’arrêta près d’une colonne fine, carrée, en pierre artificielle bon marché, encore sous l’influence de la scène de repentir collectif sous hypnose. Soudain, elle sentit peser sur elle un regard insistant. Elle se retourna et se trouva nez à nez avec un « Cvic » athlétique, portant un vêtement vert garni sur la manche du signe du poing serré : Un petit nombre de « Cvic » atteignait ou dépassait trente ans. On les appelait les « idoles sportives » : joueurs et lutteurs professionnels, uniquement occupés à s’entraîner, attirant des foules énormes sur les stades où ils donnaient des spectacles qui ressemblaient plutôt à des combats de groupe.
« L’idole sportive » la regarda fixement et sans façon, comme le faisaient les autres hommes qui croisaient Tchedi. Dans les Jardins de Tsoam, elle s’était déjà habituée à la manière qu’avaient les habitants de Ian-Iah de la déshabiller du regard. Sur la Terre, l’homme nu, sous son aspect naturel, ne troublait et n’étonnait personne. On ne voyait à cela absolument rien de honteux, car dès les premières années, on apprenait à chacun à être sain et à ne pas prendre de poses inesthétiques. Pour la femme de la Terre, les regards des hommes de Ian-Iah ne pouvaient que provoquer une impression désagréable, analogue à celle ressentie lorsqu’un fou vous regarde.
« L’idole » demanda :
— Tu viens de loin ? Il y a longtemps que tu es ici ? Sans doute, es-tu de l’Hémisphère de Queue ?
— Comment avez-vous… Tchedi se reprit, as-tu deviné ?
Le Tormansien rit tout content.
— On dit qu’il y a là-bas de jolies filles, et il claqua des doigts, toi qui es si jolie, tu te promènes toute seule… l’inconnu montra du regard les gens qui descendaient les marches. On m’appelle Shot-Ka-Sheik, en abrégé Shotsheik.
— Moi, c’est Tche-Di-Zem, ou Tchezem, répondit Tchedi sur le même ton.
— Quel nom étrange. D’ailleurs, vous autres de l’Hémisphère de Queue, vous êtes différents.
— Es-tu venu chez nous ?
— Non, avoua le Tormansien au grand soulagement de Tchedi. Et à qui es-tu ?
— Je ne comprends pas.
— Tu appartiens à un homme ou non ?
Voyant que Tchedi ne comprenait pas, Shotsheik se mit à rire :
— Quelqu’un t’a prise ?
— Non, personne ! devina Tchedi, se reprochant intérieurement sa sottise.
— Viens avec moi à la Fenêtre de la Vie.
Les Tormansiens appelaient ainsi les grandes salles où l’on projetait des films et où des artistes se produisaient.
— D’accord, allons-y ! répondit Tchedi. Et si j’avais eu un homme ?
— Je l’aurai pris à part et je lui aurai dit deux mots.
Shotsheik haussa les épaules dédaigneusement. De toute évidence, il avait toujours le dernier « mot ».
Shotsheik prit Tchedi par la main. Ils se dirigèrent vers la boîte grise de La Fenêtre de la Vie, toute proche.
La chaleur étouffante rappelait la Maison des Réunions. Les sièges étaient encore plus rapprochés. Dans la pièce chaude, brillait un écran énorme. La technique de Ian-Iah permettait de créer des illusions plausibles, enveloppant les spectateurs dans un mensonge coloré. Tchedi avait déjà vu plusieurs films, lorsqu’elle était à bord de l’astronef, et celui-là différait peu des autres. Bien que la planète Ian-Iah soit devenue depuis longtemps un état unique, l’action se passait pendant l’une de ces guerres d’autrefois. Les héros agissaient avec toute la ruse et tout la cruauté des temps passés. Meurtres et trahisons se succédaient. De belles femmes récompensaient les héros en leur ouvrant leur lit, ou les punissaient en exigeant une soumission totale. L’un des personnages principaux était une femme qui tua et tortura des gens au cours de l’action.
Galops insensés à dos d’animal, poursuites dans des machines bruyantes, capture, fuite, re-capture, re-fuite. L’action se développait selon un canevas psychologique éprouvé. Lorsque l’héroïne apparaissait au lit, à peine recouverte (il était interdit de montrer certaines parties précises du corps), auprès du héros nu mais pris de dos, Tchedi sentit les mains brûlantes et moites de Shotsheik lui toucher les seins et les genoux. Tout en regrettant de ne pas avoir la trempe et la force de caractère de Faï Rodis, Tchedi essaya de se dégager. Le Tormansien continua. Ne voulant pas répondre par la violence, Tchedi donna un coup de coude, se libéra, se leva et se dirigea vers la sortie sous les cris de ceux qu’elle empêchait de regarder le spectacle. Shotsheik la rejoignit dans l’allée menant à la grande rue.
— Pourquoi m’as-tu offensée ? Qu’ai-je fait de mal ?
Tchedi le regarda calmement, avec un brin de tristesse, essayant d’imaginer comment se sortir de cette situation sans dévoiler son incognito.
— Chez nous, on n’agit pas comme ça, dit-elle doucement. Si dès la première heure, on vous enlace, que fait-on alors, pendant la deuxième heure ?
Shotsheik se mit à rire méchamment.
— Comme si tu ne le savais pas ! Quel âge as-tu ?
— Vingt ans, mentit Tchedi.
— À plus forte raison ! Je pensais que tu en avais dix-sept… Viens !
— Où ?
— Chez moi. J’ai une chambre avec une fenêtre sur le canal. Je vais acheter du vin et de quoi faire la dînette. Nous serons bien. Shotsheik enlaça à nouveau Tchedi.
Elle se dégagea en silence et se hâta de quitter l’allée pour regagner la rue. La présence de passants ne gêna pas son poursuivant. Il rejoignit Tchedi et la tirant par la main, l’obligea à tourner vers lui son visage.
— Pourquoi es-tu venue avec moi ? demanda-t-il, l’air mauvais.