— Je ne pensais pas que cela se passerait ainsi, je regrette !
— Je n’ai que faire de ton « je regrette ». Viens, tout ira bien. Je ne te plais pas ? Allons, viens, tu ne le regretteras pas !
Tchedi fit un pas de côté, Shotsheik la frappa alors au visage. Le coup ne fut ni particulièrement douloureux ni étourdissant. Tchedi en avait reçu de plus forts au cours de son entraînement. Mais c’était la première fois qu’on frappait une jeune fille de la Terre, de l’EMT, avec l’intention réelle d’humilier, d’offenser. Plus étonnée qu’indignée, Tchedi regarda autour d’elle. Les passants, nombreux, se hâtaient indifférents ou craintifs à la vue d’un homme fort qui battait une jeune fille. Personne n’intervint, même lorsque Tchedi reçut un coup plus fort.
« Ça suffit ! » décida l’astronavigante et elle disparut. Tout enfant de la Terre connaît le jeu psychologique de la disparition qui consiste à détourner l’attention et de la concentrer sur quelque chose de secondaire, de lui tourner le dos et de ne pas sortir du secteur invisible. On ne peut le faire que dans un endroit découvert en prévoyant tous les revirements de « l’ennemi ».
Shotsheik regarda autour de lui, féroce et perplexe, jusqu’à ce que Tchedi apparaisse dans son champ de vision.
— Tu es prise ! Tu ne partiras pas ! hurla le Tormansien, levant le poing.
Prompte comme l’éclair, Tchedi se pencha et porta deux coups paralysants à Shotsheik qui tomba à ses pieds. Il se contorsionna, s’efforça de se tenir sur ses jambes qui refusèrent de lui obéir. Il fixa Tchedi avec un immense étonnement. Celle-ci le traîna contre le mur pour qu’il puisse s’y adosser, jusqu’à la fin de l’état de paralysie. Un groupe de jeunes gens et de jeunes filles s’arrêta près d’eux. Montrant du doigt sans se gêner, Shotsheik vaincu, ils se mirent à rire et à faire des remarques peu flatteuses. C’était la première fois que Tchedi se trouvait confrontée à la façon qu’avaient les gens de Ian-Iah de rire de tout ce qu’ils ne comprenaient pas, de se moquer des malheurs de leurs concitoyens. Tchedi eut honte. Elle descendit rapidement la rue. Ses oreilles continuèrent d’entendre le rire insolent, tandis que ses yeux revoyaient le regard plein d’étonnement de Shotsheik. Un sentiment nouveau, étrange, envahit Tchedi, une sorte de tristesse qui lui serra le cœur. Mais, alors que la tristesse est empreinte d’un certain détachement, Tchedi semblait prise maintenant dans les rets d’une faute imprécise. Elle n’avait pas encore compris qu’elle éprouvait de la pitié, sentiment très ancien, très peu connu aujourd’hui sur la Terre. Compassion, sympathie, désir d’aider autrui, ces sentiments existaient chez l’homme de l’Ère des Mains qui se Touchent. Mais la pitié qui naît de l’impuissance à éloigner le malheur était un sentiment nouveau pour Tchedi Daan. Elle réfléchit, troublée, à sa conduite. Mécontente d’elle-même, elle s’efforça de trouver en quoi elle était fautive, sans soupçonner que ses camarades – Evisa et Vir – faisaient leurs premiers pas dans la capitale en trébuchant de la même façon pénible.
Tchedi se hâta de rentrer chez elle pour ne pas faire d’autre bêtise en l’absence de Tsasor. Croisant les regards étonnés des passants, elle ne comprenait pas qu’elle était très différente des habitants de Ian-Iah : elle marchait la tête haute, la poitrine fièrement en avant. Les hommes sifflaient bruyamment sur son passage pour manifester leur admiration. Les femmes se retournaient sur son passage, en la traitant de dévergondée. Tchedi ne devina pas qu’il ne s’agissait que d’une tentative de se faire valoir en diffamant une beauté concurrente. Elle ressentit physiquement le poids pesant de la malveillance générale qui régnait sur Tormans et poussa un soupir de soulagement en franchissant le seuil du minuscule appartement. Elle se sentit proche des gens d’autrefois qui se protégeaient dans leur domicile de la vie extérieure. Le désordre de l’appartement qui l’avait choquée au début, lui plut maintenant, de même que la manière dont les Tormansiens éparpillaient leurs effets et mettaient pêle-mêle leurs vêtements, brochures chiffonnées (ici, les publications étaient imprimées), restes de nourriture, cosmétiques.
Tsasor fut ravie du retour de son invitée et se rappela tout à coup qu’elle l’avait laissée sans argent. Aussi, obligea-t-elle Tchedi à prendre quelques petits carrés usés de plastique, portant des hiéroglyphes et des signes codés. Tchedi s’étonna à nouveau de la négligente largesse des « Cvic » qui ne se souciaient ni de leur fortune, ni de celle des autres. Ils n’essayaient absolument pas d’amasser de l’argent comme cela se pratiquait autrefois sur la Terre. Ce n’est qu’après que Tchedi comprit que pour les « Cvic », dont la courte existence dépendait entièrement du bon vouloir des dirigeants qui pouvaient à tout moment les priver de tout, y compris de la vie elle-même, le futur n’existait pas. Amasser de l’argent, garder des choses, n’avait aucun sens. Même les enfants n’étaient pas une joie pour les gens sans futur. Il y avait constamment une lutte sourde entre les femmes qui ne voulaient pas avoir d’enfants et le gouvernement qui interdisait les contraceptifs et les avortements. Afin d’élever le taux de natalité décroissant, les souverains avaient depuis peu octroyé quelques privilèges aux mères. En fait la menace d’une diminution de la population était si sensible que le souverain s’en inquiéta : sans foule résignée, pas d’oligarchie.
Prenant docilement l’argent, Tchedi raconta à Tsasor ses aventures. La Tormansienne fut affolée.
— Comme c’est dangereux ! Offenser un homme ! Tu ignores encore à quel point ils sont vindicatifs ! Je sais, il est jaloux, les hommes sont très jaloux… de même que les femmes, ajouta Tsasor après réflexion. Tchedi ne comprit pas sur-le-champ de quoi Shotsheik était jaloux et ce n’est qu’après un grand laps de temps, qu’elle réalisa que cette jalousie s’adressait à la richesse – non pas la richesse matérielle, cette fois, mais la richesse spirituelle – et provoquait une haine d’autant plus forte que ce genre de richesse était tout à fait inaccessible à des êtres comme Shotsheik.
— Mais lui aussi m’a offensée, fit-elle remarquer à Tsasor.
— Cela ne compte pas. Les hommes se soucient peu de ce que nous autres femmes ressentons. Seul, leur orgueil doit être satisfait. Et nous sommes toujours fautives… Mais, comment est-ce sur la Terre ?
Tchedi lui parla de l’égalité réelle entre hommes et femmes dans la société communiste de la Terre, de l’amour distinct et indépendant, de la maternité empreinte d’orgueil et de bonheur lorsque chaque mère engendre un enfant, non pour elle-même ou comme le prix inévitable de quelques minutes de bonheur, mais comme un cadeau précieux qu’elle dépose dans les mains tendues de toute la société. Il y a très longtemps, à l’EMD, avant la naissance de la société communiste, les partisans du capitalisme se moquaient de l’éthique du mariage libre et de l’éducation en commun des enfants, ne soupçonnant pas leur importance future et ne comprenant pas que de telles questions méritaient d’être traitées avec gravité.
Tsasor écouta, toute retournée, et Tchedi la regarda d’un air admiratif. Dans son vêtement de tous les jours, la Tormansienne ressemblait à un jeune garçon. Elle portait un pantalon de toile grossière, une chemise bleue au col déboutonné, largement ouvert et aux manches relevées, le tout serré dans une large ceinture posée de biais sur ses hanches étroites. Ses cheveux raides, longs jusqu’aux épaules, étaient séparés par une raie irrégulière et tombaient sur ses yeux anxieux et ses sourcils à la courbure tragique. Les lèvres entr’ouvertes, Tsasor écoutait avec une extrême attention. Elle s’appuya au linteau de la porte, ployant sa taille élancée, et croisa les bras.