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Cédant à une impulsion soudaine (sans la combattre ou chercher à l’analyser), Tchedi embrassa Tsasor, jetant un doux regard maternel sur ses cheveux et ses yeux. La Tormansienne sursauta, se serra contre Tchedi qui lui dit des mots tendres dans la langue de la Terre. La jeune fille posa son front brûlant sur le sein de Tchedi comme sur celui d’une mère, quoique leur différence d’âge soit tout à fait insignifiante.

Elles restèrent enlacées jusqu’à la fin du bref crépuscule de la planète Ian-Iah. L’obscurité envahit la petite pièce d’un seul coup. La rue était chichement éclairée. Tsasor s’écarta de Tchedi et, gênée, alluma la lumière. Elle se mit à fredonner pour cacher son trouble et Tchedi fut étonnée de la transparence musicale et de la tristesse de ce chant, tellement différent de ceux qu’elle entendait dans la rue ou dans les lieux de distractions avec leurs rythmes grossiers, leurs dissonances aiguës et leur interprétation vulgaire. Tsasor expliqua que les dignitaires réprouvaient les chants mélancoliques de la jeunesse, pensant à tort qu’ils diminuaient leurs tonus déjà assez bas sans cela. Quant aux vieilles chansons, appréciées par les anciennes générations « Cvil », elles contenaient des souvenirs inutiles du passé et incitaient également à la tristesse… C’est pourquoi seules les chansonnettes vives, louangeuses, ou bien sûr, insignifiantes, recevaient l’approbation des dirigeants. Tchedi comprit alors pourquoi les Tormansiens chantaient si peu. Elle-même aimait à chanter tout le temps, mais elle craignait d’attirer l’attention des gens dans les rues ou celle de ses voisins à la maison. Tchedi se rappela que les gens de Ian-Iah étaient gênés par toute marque de tendresse, d’amour ou de respect, mais qu’ils se livraient sans retenue aux insultes, aux railleries et même aux bagarres. Elle décida que Tsasor devait absolument rencontrer d’autres Terriens. Ce soir-là, Tchedi devait avoir une entrevue avec Rodis par SVP interposé.

Elles se dirigèrent vers la chambre de Tchedi sans allumer la lumière, camouflèrent soigneusement la fenêtre et tirèrent alors le SVP qui était sous le lit. En tournant une mollette du bracelet, le Neufpattes alluma un signal, bourdonna et se dressa sur ses pattes. Il effraya un peu Tsasor qui le prit pour un être en chair et en os.

Lorsque le rayon-porteur fut orienté selon les coordonnées connues, Faï Rodis n’apparut pas. Troublée, Tchedi ne vit pas tout de suite les signaux muets courant le long du mur sur lequel le SVP était dirigé. Enfin, elle remarqua des petits cercles formant une charrette et comprit que Rodis avait quitté les Jardins de Tsoam en laissant là une indication minuscule branchée sur le rayon du SVP.

Anxieuse, elle essaya d’appeler Evisa ou Vir Norine. Une heure s’écoula, avant que n’apparut enfin sur l’écran Evisa en tenue de soirée, portant une robe très décolletée et moulante. Un tissu couleur améthyste mettait en valeur ses yeux topazes et ses joues coquelicot.

Evisa Tanet rassura Tchedi : Faï Rodis avait quitté les Jardins de Tsoam et vivait maintenant dans le vieux Temple du Temps, situé dans la partie haute de la ville et transformé en Archives. Evisa vivait à l’hôpital Central et pouvait entrer librement en contact avec Rodis. Tchedi convint d’une rencontre avec Evisa dans quatre jours, après la Conférence inter-villes des médecins à laquelle Evisa devait assister.

— Venez depuis le matin, dit Evisa, nous déjeunerons au restaurant de l’hôpital. À propos, où prenez-vous vos repas ?

— Dans le premier restaurant venu et lorsque j’en ai le temps.

— Vous devez choisir toujours le même restaurant, celui où l’on mange le mieux.

— Ils sont tous aussi mauvais. Les « Cvic » n’aiment pas travailler dans les restaurants. Tsasor dit qu’ils – comment dit-on… – qu’ils volent. Ils emportent chez eux le meilleur.

— Pourquoi ?

— Pour le manger eux-mêmes, l’apporter à leur famille, l’échanger contre des carrés… de l’argent. D’où le mauvais goût de la nourriture !

— Je pense que votre amie a tort. Ici, sur Tormans, les gens ont tellement peur du Siècle de la Famine, qu’ils s’efforcent de produire le maximum de nourriture possible à partir de produits auxquels ils mêlent des denrées non comestibles. Ils gâchent ainsi le lait, l’huile, le pain et même l’eau et les produits naturels. Il est évident que cette nourriture ne peut être savoureuse et, souvent, elle est tout simplement nocive. D’où une grande quantité de maladies hépatiques et intestinales.

— C’est pour cela que l’eau est si mauvaise ici… Et on en consomme sans raison. Ne vaudrait-il pas mieux en faire une consommation raisonnée et qu’elle ait du goût ? dit Tchedi.

— Ici, on rencontre à chaque instant des choses qui vont à l’encontre de toute pensée sensée. Le soir, ils allument tous leurs télécrans, la musique rugit, les flatteurs de service s’époumonent à dire quelque chose, on montre des films, la chronique des événements sportifs ou criminels, tandis que les gens vaquent à leurs occupations, parlent de tout autre chose, et crient plus fort que les télés.

Evisa regarda Tchedi d’un air interrogateur, mais celle-ci ne trouva pas d’explication.

Comment comprendre des actions provoquées par un égoïsme monstrueux comme par exemple la grossièreté dans les relations, la négligence dans le travail et les paroles, la tendance à empoisonner la vie de ses proches déjà assez amère ? Ainsi, les chauffeurs de lourdes voitures de transport considéraient que filer la nuit dans les rues à grand bruit et à grande vitesse était un acte de courage et ici le principe de la dévalorisation inhumaine transformait ces voitures en monstres nauséabonds, rejetant une fumée empoisonnée avec un bruit déchirant.

— Ne soyez pas triste, Tchedi !, dit Evisa, parlant dans l’écran du SVP. Pour parler comme les Tormansiens, le prix que nous payons pour voir de nos yeux cette société incroyable n’est pas élevé. Rodis dit que c’était exactement ainsi qu’elle se représentait l’EMD sur la Terre !

— Alors, qu’y a-t-il d’incroyable, ici ? C’est seulement triste, si on pense aux expériences et aux victimes inutiles de nos ancêtres communs, qui avaient déjà traversé tout cela…

— Tenez bon, Tchedi ! Il nous faut procéder encore à quelques expériences. Il se passe chaque jour, forcément, quelque chose de désagréable. Je n’aimerais pas vivre longtemps sur Tormans, reconnut Evisa.

Tchedi entendit ses hôtes qui rentraient et fit ses adieux à Evisa. Le SVP alla tout seul se remettre sous le lit. En replaçant la couverture, Tchedi rencontra le regard de Tsasor. La Tormansienne était debout, les bras croisés, les joues rouges, les yeux pleins de larmes.

— Ô serpent tout-puissant, qu’Evisa est belle ! dit-elle. On en a le cœur serré, comme quand, toute petite, on écoute un conte de fée.

— Qu’a-t-elle de particulier ? demanda Tchedi en souriant.

— Tout ! Toi aussi tu es belle… mais elle ! Seulement, pourquoi est-elle si dure, pourquoi a-t-elle si peu d’amour et de compassion ?

— Tsasor ! Comment peux-tu trouver autant de défauts chez Evisa ? Il n’y a pas de gens comme ça sur la Terre.

— Non, c’est vrai ! Quoique… la jeune fille réfléchit, au début, toi aussi, tu me semblais comme elle ! Peut-être est-elle différente ! Mais elle est d’une beauté excessive !… et Tsasor sortit de la pièce en essuyant ses larmes indiscrètes.

Tchedi resta pensive, en évoquant la faiblesse touchante des femmes et des enfants de Tormans : petit enfant de deux ans, bouleversé, tordant ses menottes dans une attente troublée, jeune fille toute remuée par les premières vulgarités de son amour, femme rêvant aux manières de plaire à son amant cruel.

Partout, larmes, frissons, peur, larmes à nouveau, tel était le lot de la femme de Tormans. Travailleuse patiente et modeste, elle se débattait dans la vie domestique contre un complexe d’infériorité. L’homme était le souverain et le tyran. Une pitié aiguë blessa Tchedi, mais la réflexion dialectique lui rappela que modestie et patience engendrent grossièreté et ignorance. Dans les sociétés primitives et pendant les Siècles Obscurs de la Terre, les hommes craignaient les femmes pour leur intelligence développée, leur habileté à user des armes de leur sexe. Une peur primitive incita les hommes à imaginer pour elles des limitations particulières. Afin de se protéger des pratiques de « sorcellerie », ils maintinrent la femme à un niveau intellectuellement bas, l’épuisèrent par un travail trop pénible. De plus, ces Tormansiens avaient une crainte commune, inhérente aux sociétés urbaines : celle de rester sans travail, c’est-à-dire sans nourriture, sans eau ni abri, puisqu’ils ne savaient comment se procurer tout cela, si ce n’est par l’entremise de l’état.