La cruauté du capitalisme oligarchique étatique agit inévitablement sur les sentiments des gens, rend leur perception du monde mesquine, superficielle et éphémère, ce qui crée un terrain favorable pour le Mal principal : La Flèche d’Ahriman en tant que processus inhérent à cette structure de société. Lorsque les gens se disent : « il n’y a rien à faire », sachez que la Flèche frappera le meilleur de leur vie.
Pour la première fois, Tchedi se reprocha la légèreté avec laquelle elle s’était mise à étudier la sociologie de cette planète. Il lui manquait l’assurance inébranlable d’Evisa et la profondeur de Faï Rodis.
À cette même minute, Evisa Tanet pensait à l’intervention qu’elle devait faire à la Conférence. Comment décrire aux médecins de Tormans sans les vexer et sans qu’ils se sentent humiliés, la force énorme de la médecine de la Terre, comparée à la pauvreté frappante de leur science ?
Elle avait déjà vu des médecins : martyrs et héros, travaillant jour et nuit, sans ménager leurs forces, luttant contre la misère des hôpitaux, contre l’ignorance et la grossièreté d’un personnel non qualifié qui détestait et maudissait ce travail mal payé, sale et peu honorable. Les malades étaient à une écrasante majorité des « Cvil » et le personnel subalterne des « Cvic ». Les relations entre ces classes différentes étaient haineuses et la situation des malades devenait tragique. Les proches faisaient généralement tout leur possible pour aider les malades à se soigner chez eux, ce qui était impossible en chirurgie : les salles étouffantes bondées de malades venant d’être opérés, avec leur odeur spécifique, poursuivirent longtemps Evisa dans ses rêves, les transformant en cauchemars et en évocations de la Terre.
Evisa logeait chez des ingénieurs appartenant à la classe des « Cvil » et qui se trouvaient au sommet de l’échelle hiérarchique. Aussi, elle eut une chambre et un lit beaucoup plus grands que Tchedi. Chaque degré dans la hiérarchie de Tormans était marqué par quelque privilège : dimensions de l’appartement ou meilleure nourriture. La lutte cruelle menée par tous pour obtenir ces menus privilèges étonna beaucoup Evisa. Ils essayaient particulièrement d’atteindre la couche supérieure, celle des dignitaires, de devenir « porte-serpent » ce qui permettait de bénéficier du maximum de privilèges. Mensonge, calomnie, délation, étaient utilisés pour y parvenir. Corruption, zèle servile, haine bestiale des concurrents, la Flèche d’Ahriman faisait rage, rejetant de la route les personnes honnêtes et intègres, multipliant les mécontents parmi les « porte-serpent »…
Le jour de la Conférence, Evisa resplendissante et alerte, entra dans le bâtiment de l’hôpital Central. Elle traversa la cellule d’irradiation et le couloir de désinfection et pénétra dans un petit hall où elle s’arrêta pour se regarder dans une glace. Par la porte entrebâillée de la salle réservée aux fumeurs, lui parvinrent des voix fortes. Ceux qui parlaient ne se gênaient pas. Evisa comprit qu’il s’agissait d’elle. Réunis pour leur pipe rituelle, les jeunes médecins parlaient à qui mieux mieux du charme de leur invitée, en des termes tels qu’Evisa ne savait si elle devait en rire ou se fâcher.
— Je frissonne dès que je la vois, dit une voix de ténor, ses yeux jaunes brillent, ses seins pointent sous sa robe, et ses jambes, ah, quelles jambes !…
Evisa entra tout à coup dans la salle. Les trois jeunes médecins qui fumaient leurs pipes la saluèrent. Evisa les regarda de ses yeux moqueurs, et ils comprirent qu’elle avait entendu sinon tout ce qu’ils avaient dit, du moins une bonne partie.
Troublés, ils sortirent derrière elle, éteignant en hâte leurs pipes. Evisa donna à sa démarche l’allure d’une danse lascive pour « punir » les jeunes médecins de leur conversation grossièrement érotique. Les respirations, qui se firent haletantes derrière elle, témoignèrent du succès de son espièglerie.
À la vue d’Evisa, l’imposant médecin-chef de l’hôpital, portant la tenue habituelle des médecins de Ian-Iah – blouse jaune vif à ceinture noire, calotte d’un jaune plus doux et lunettes – fit un large sourire de ses lèvres minces, déplaisantes, de vieux roublard bougon. Ses yeux perçants et clignotants parcoururent la toilette en parfaite harmonie avec la silhouette, l’humeur et le fier visage de celle qui la portait.
— Allons dans ma voiture ! Sans attendre son accord, le médecin-chef conduisit son invitée vers une sortie latérale où l’attendait un véhicule long et étroit.
La Conférence devait se dérouler dans un palais à l’extérieur de la ville. La voiture s’y rendit par une route abrupte et dépassa de nombreux piétons. À un endroit, Evisa remarqua une vieille « Cvil » transportant une lourde boîte sur ses épaules. La vieille femme fit involontairement un geste pour arrêter le véhicule, mais le chauffeur n’essaya même pas de freiner. Devant le regard étonné d’Evisa, le médecin-chef se contenta de froncer les sourcils. Ils atteignirent un édifice aux ornements architecturaux de pierres de couleur énormes. Un grand mur s’était écroulé, une petite tourelle à triple fronton était démolie. Mais le jardin entourant l’édifice semblait frais et épais, sans être marqué par le dépérissement régnant dans les parcs et jardins défraîchis du Centre de la ville.
— J’ai remarqué que vous étiez étonnée que nous ne prenions pas la vieille femme ? commença le médecin-chef, louchant vers Evisa qui marchait à ses côtés.
— Vous êtes perspicace.
— Il ne sert à rien d’être trop bon, dit le Tormansien comme pour se justifier. Premièrement, on peut attraper une infection, deuxièmement, il faut faire attention à la voiture, troisièmement…
Evisa l’arrêta du geste.
— Vous n’avez pas à donner d’explications. Vous pensez avant tout à vous, vous prenez davantage soin de votre voiture, article primitif en fer et en plastique, que de l’homme. Tout cela est naturel pour une société dans laquelle la vie d’une minorité condamne la majorité à mourir. Pourquoi alors, vous êtes-vous consacré à la médecine ? Quel sens y a-t-il à soigner les gens condamnés à une mort légère et à une rotation rapide des générations ?
— Vous vous trompez ! Les « Cvil » sont la partie la plus précieuse de la population. Notre devoir est de les guérir par tous les moyens et d’empêcher leur mort. L’idéal, évidemment, aurait été que nous puissions conserver uniquement le cerveau en le séparant du corps délabré !
— Nos ancêtres ont fait la même erreur, en considérant que le cerveau et la mentalité pouvaient être séparés du corps comme s’ils n’étaient pas liés à la nature tout entière et ne formaient pas un tout. Il s’est trouvé des gens pour affirmer que le monde entier n’était que le dérivé de ses représentations humaines, ce qui est la source de nombreuses erreurs biologiques. Le cerveau et la mentalité ne se créent pas par eux-mêmes. Leur structure et leur travail sont des produits de la société, du temps, de la somme de connaissances pendant la période de devenir de l’individu. Ce n’est qu’en étant sans cesse alimenté en nouvelles impressions, en connaissances et en sensations que le cerveau peut vaincre le conservatisme monotone chez les personnes émotionnelles douées d’une bonne mémoire et cela jusqu’à des limites connues…