La médecine essentiellement fondée sur des notions dépassées se détacha de la vie. Lorsque, au cours du processus de l’évolution de la société, la religion, la foi dans l’au-delà, dans la force de la prière et les miracles eurent disparu, la conception capitaliste arriérée du monde entra dans le gouffre sans espoir de la défiance, du vide et de l’inutilité de la vie. Cela engendra des névroses généralisées chez les personnes d’âge mûr. La menace d’une guerre d’extermination, en tant que procédé d’agitation politique, son évocation constante dans les journaux, à la radio et à la télévision, favorisèrent les psychoses chez les jeunes, ainsi que le désir d’expérimenter au plus vite toutes les joies de la vie afin de fuir la réalité. La saturation des plaisirs et la tension causée par des émotions artificielles créèrent une « surchauffe » originale du psychisme. On rêva avec plus d’insistance à une vie différente, aux joies simples de l’existence de ses ancêtres, à leur foi naïve dans les rites et les mystères, tandis que les médecins s’efforçaient de guérir selon les critères anciens des rythmes passés une existence au rythme différent.
Les machines, le confort des habitations, la technique de vie modifièrent fondamentalement le rendement physique normal de l’homme. La médecine continua d’utiliser l’expérience accumulée dans des conditions de vie totalement différentes. L’affaiblissement général de l’organisme, des systèmes musculaires et des tissus ligamenteux du squelette conduisit, en dépit d’un travail plus facile, à une recrudescence importante de hernies, de pieds plats, de myopies, fractures à répétition, varices, hémorroïdes, polypes et à une faiblesse du sphincter accompagnée d’une mauvaise digestion et d’appendicites plus fréquentes. Le mauvais métabolisme expliqua la prolifération des maladies de peau. Les médecins, déconcertés par cet afflux de maladies, opérèrent sans arrêt, pestant contre la routine ennuyeuse des « cas simples » et ne soupçonnant pas qu’ils se trouvaient en présence de la première vague de malheurs. Mais lorsqu’à cet affaiblissement général de la population, succédèrent les maladies génétiques, seuls quelques esprits avancés purent reconnaître la présence de la Flèche d’Ahriman. La suppression de la mortalité infantile, considérée comme l’un des plus grands bienfaits, se transforma en désastre, car le nombre des crétins, des handicapés physiques et mentaux s’accrut. La fréquence inattendue de jumeaux, de triplés devint un sujet d’angoisse dans le climat de détérioration générale de la santé et du psychisme. La lutte contre ce nouveau fléau s’avéra d’une exceptionnelle difficulté. Il ne put être vaincu qu’en inculquant aux gens un sens très élevé de leur responsabilité morale et en faisant intervenir la science dans les mécanismes génétiques et moléculaires.
Evisa énuméra encore quelques pièges perfides posés par la nature au cours du développement progressif de l’humanité. Ce développement consistait à retourner à une santé originelle, mais sans dépendre comme autrefois d’une nature sans pitié. Il fallait, au fond, éviter les hécatombes par lesquelles la nature améliore et perfectionne les espèces animales et se venge impitoyablement des efforts maladroits faits par l’homme pour échapper à son emprise.
— Et cela, s’écria Evisa, nous l’avons réussi ! Nous naissons tous sains, forts et résistants. Mais nous avons compris que notre merveilleux corps humain peut faire mieux que rester assis dans un fauteuil à appuyer sur des boutons. Nos mains – les meilleurs instruments créés par la nature ou par l’homme – exigent un travail habile pour s’accomplir pleinement. Nous luttons autant pour la vie de notre intelligence que pour celle de notre corps. Vous connaîtrez tous les efforts qu’a nécessité pour nous cette lutte inégale. Inégale, parce que la profondeur et la puissance universelle de la nature n’ont pas encore été épuisées et que l’humanité, tout en continuant inlassablement à lutter pour préserver sa propre santé physique et morale, est prête à subir n’importe quelle catastrophe naturelle.
La fin du discours d’Evisa entraîna une telle vague de murmures approbateurs qu’Evisa perdit son air à la fois austère et inspiré et devint une jeune femme radieuse qui s’inclina avec une nuance de coquetterie devant la salle en saluant comme une danseuse, métamorphose qui eut pour résultat d’augmenter les hurlements enthousiastes des jeunes médecins. Les Tormansiens, d’ailleurs, appréciaient la gaieté sérieuse des Terriens qui ne plaisantaient jamais avec les grands sentiments ne se moquaient de personne, n’essayaient pas de rire au détriment d’autrui…
Evisa retourna à sa place et se remit à observer les orateurs. Ils parlèrent de choses acceptables pour le niveau scientifique de Tormans et exposèrent leurs dernières découvertes, mais les idées intéressantes se perdirent dans la masse de phrases inutiles. La pensée s’agitait comme une bête traquée, entre les accumulations sentencieuses, les digressions, les rappels et les preuves scolastiques.
Les savants de Tormans utilisèrent beaucoup de négations, détruisant par le verbe ce qui ne pouvait soi-disant pas exister et qu’il ne fallait pas apprendre. Ils affirmèrent que des phénomènes connus de la nature n’existaient pas et montrèrent une méconnaissance de la complexité du monde. Cette tendance négative de la science obtint le plus grand succès de la part des gens de Ian-Iah parce qu’elle élevait leur expérience insignifiante et leur bon sens étriqué jusqu’au « dernier mot » de la science.
Le temps passa. En dehors de son étude psychologique, Evisa ne remarqua pratiquement rien qui soit digne d’intérêt. Elle attribua l’habitude de parler à tout prix au désir d’affirmer publiquement sa personnalité. De plus, en déversant un flot de paroles, l’homme recevait un influx psychologique indispensable dans ce monde d’oppression incessante et de colère. Elle eut de plus en plus de mal à dégager les idées intéressantes de ces discours-fleuves et fut ravie lorsqu’on annonça une pause. Evisa se leva, décidée à trouver un endroit isolé pour marcher et se reposer, mais comment faire ! Elle se retrouva entourée d’une foule bruyante et excitée de Tormansiennes et de Tormansiens de tous âges, depuis les jeunes stagiaires jusqu’aux médecins-chefs à cheveux blancs et aux professeurs des instituts de médecine.
Evisa rencontra le regard de son médecin-chef. Il s’approcha, écartant les gens sans se gêner.
— Je vous emmène reprendre des forces au restaurant. Laissez passer notre invitée, collègues « Cvil », elle est fatiguée et affamée !
Evisa n’avait pas envie de manger, surtout dans un restaurant inconnu. L’hostilité inexplicable des femmes qui servaient le repas lui coupait l’appétit. Sur Tormans, toute dépendance semblait humiliante. Celui à qui on adressait la parole ricanait et se mettait à crâner, avant de faire ce qu’on lui demandait. Les « Cvic » se distinguaient par la répulsion ou dans le meilleur des cas, le désintérêt qu’ils manifestaient envers leur travail. Les « Cvil » tremblaient devant eux et devaient attendre chaque fois qu’ils désiraient quelque chose. Il en était autrement dans les usines et les fabriques dirigées par des « porte-serpent » vêtus de violet. La moindre opposition était punie sur-le-champ et se terminait le plus souvent par l’envoi au Palais de la Mort Douce. Mais, loin du regard perçant des dignitaires et des gardes, les « Cvic » se moquaient sans cesse des « Cvil ». Et eux ne disaient rien, résignés, sachant qu’à n’importe quel moment, les « Cvic » pouvaient devenir leurs bourreaux. Le danger le plus grand sur Tormans venait des voitures. L’utilisation massive de ces mécaniques par des gens incultes et méchants créait des risques élevés. Les accidents de la route étaient quotidiens sur Ian-Iah et les règlements de compte sauvages avec les citoyens-à-la-vie-longue étaient considérés comme naturels.