Après un instant de réflexion, Evisa accompagna le médecin-chef et suivit avec lui l’allée menant à la maison basse, où se trouvaient l’hôtel et le restaurant.
— Vous avez été étonnée que je me cache derrière les buissons au lieu de me précipiter pour aider l’écrivain ? demanda soudain le médecin-chef, cherchant le regard de sa compagne.
— Non, répondit Evisa avec indifférence.
La motivation personnelle de cet acte lui importait peu, car elle était la conséquence inévitable de la vie sur Tormans.
— Je pouvais m’abîmer les mains et gêner plusieurs personnes qui n’auraient pu se faire opérer.
Tout à coup, une foule de gens surgit de derrière les arbres et se précipita sur lui en criant. Le médecin-chef blêmit. Son visage se décomposa de terreur. Evisa, qui n’avait pas bougé, reconnut les jeunes médecins qui avaient assisté à la Conférence. Ils arrivèrent en trombe, écartèrent le médecin-chef et décrivirent un grand cercle autour de l’invitée de la Terre. Evisa se rappela que dès les premiers jours de son séjour dans la capitale, elle avait été étonnée par la foule qui entourait une belle femme drôlement vêtue. On lui expliqua par la suite qu’il s’agissait d’une actrice célèbre. Celle-ci distribua à droite et à gauche des sourires affectés. Quelques hommes habillés de rouge écartèrent brutalement le peuple qui se pressait avec si peu de cérémonie. Les apparitions publiques de personnalités populaires avaient leur importance. Des centaines de jeunes gens s’étaient approchés et lui avaient demandé de leur donner quelque chose en souvenir.
C’était maintenant l’astronavigante elle-même qui se trouvait dans le cercle de curieux qui, par bonheur, étaient tous médecins. Souriante, une Tormansienne assez jolie s’arrêta devant elle : sa peau brune, ses cheveux noirs, ses yeux étroits et brillants étaient mis en valeur par un vêtement jaune qui moulait sa silhouette.
— Ne protestez pas, nous avons décidé de vous retenir. Nous avons remarqué que vous vouliez partir. Quand aurons-nous l’occasion de nous revoir ! Nous voulons vous poser des questions de la plus grande importance et vous ne refuserez pas…
— Je ne refuserai pas, répondit Evisa sur le même ton enjoué. Mes connaissances sont très limitées. Qu’est-ce qui vous intéresse ?
— Le sexe ! Dites-nous comment, chez vous sur la Terre, on traite ce problème, source de maux multiples, fouet puissant entre les mains du pouvoir, signe d’un bonheur extrême mais illusoire. Parlez, ou plutôt, répondez aux questions que nous n’avons pu vous poser dans la salle des conférences !
Evisa remarqua une petite pelouse, limitée par une allée méridionale d’arbres hauts et touffus, à l’abri de la chaleur. Elle proposa de s’y installer, ce qui fut accueilli avec joie. L’herbe courte et rude fut parsemée de vêtements, ceux qui les portaient gardèrent leurs visages à l’ombre. Evisa s’assit en face du groupe, les jambes repliées sous elle, sur un monticule. Elle eut un rire intérieur en se retrouvant professeur. Ici, on pouvait parler sans risquer d’être traumatisé par des formules, que la perception intellectuelle pouvait rendre tranchantes. Elle regarda tour à tour le ciel sombre de Tormans et les zones mauves d’ombre et sentit qu’elle était emportée par la logique musicale de sa pensée.
Elle s’efforça de traduire le plus poétiquement possible des vers d’un poète russe d’autrefois :
« La faim et la passion toutes puissantes font souffrir celui qui vole comme celui qui court, celui qui flotte dans les noires profondeurs… »
Le chant se terminait ainsi :
« La faim et l’amour rapprochent les attardés sous l’aiguillon de la douleur ! »
— L’homme sur la Terre comme ici sur Ian-Iah a lutté pour éloigner de sa vie ces deux forces porteuses de souffrances. On commença par éliminer l’aiguillon de la faim et il s’ensuivit une obésité générale. Puis, on élimina l’aiguillon de l’amour et on aboutit au vide et à l’indifférence de la vie sexuelle. L’humanité de Ian-Iah tantôt rejette la force et la signification du sexe, tantôt exalte cette attirance, lui donnant un poids prépondérant dans la vie. En passant d’un extrême à l’autre, on ne parvient à aucune éducation sexuelle.
— L’éducation sexuelle existe vraiment chez vous ? demanda-t-on.
— Oui, et elle est très importante. Il faut savoir être maître de son corps, ne pas étouffer ses désirs, mais ne pas s’y soumettre de façon dissolue.
— Peut-on réellement maîtriser l’amour et la passion ?
— Ce n’est pas exactement cela. Lorsque vous êtes sur la crête d’une vague, vous devez savoir vous maintenir en équilibre pour ne pas tomber. Mais si vous devez vous arrêter, vous quittez alors la vague et vous vous en éloignez…
Devant l’incompréhension manifestée par ses auditeurs, Evisa en conclut qu’il n’y avait pas de vagues issues de la marée dans les mers de Tormans et que ses auditeurs ignoraient le sport auquel elle faisait allusion.
— J’ai parlé à la réunion d’une double dépendance. La richesse de l’âme dépend d’un corps fort et sain qui dépend lui-même des aspects multiples d’une âme pleine de courage, d’aspirations, d’ardeurs et de sensualité. La biochimie de l’homme exige qu’un cinquième du cerveau soit constamment en alerte et qu’il soit irrigué par les cétostérones ou hormones sexuelles du sang. Le prix que l’homme paye (selon votre propre expression) – est un sentiment érotique d’intensité constante. Si on réfrène ce sentiment trop longtemps, il en résulte soit des dépressions ou des pulsions, soit un penchant inattendu et asservissant envers un partenaire occasionnel, ce que l’on appelait autrefois, un amour malheureux.
— Par conséquent, il faut se laisser aller, mais le faire impulsivement, par accès, dit une Tormansienne en prenant part à la conversation.
— Exactement.
— Et l’amour ? L’impulsion ne peut durer très longtemps ?
— Erreur ancienne ! L’homme s’est élevé jusqu’à l’amour véritable, mais ici chez vous, on continue comme avant à considérer que l’amour n’est que de la passion et que celle-ci n’est qu’une union sexuelle. Faut-il vous dire combien un véritable amour est riche, éclatant, durable ? Cette grande concordance entre toutes les aspirations, les goûts et les rêves, que l’on peut appeler l’amour n’est considérée chez nous sur la Terre ni à la légère, ni comme une chose aisée. Le mot amour est sacré pour nous et recouvre un sentiment très vaste aux multiples facettes… Mais même dans son sens le plus étroit, l’amour physique, sexuel, n’a jamais une seule nuance. Plus que de la jouissance, c’est le culte de l’être aimé, mais aussi celui de la beauté et de la société. C’est pourquoi, lorsqu’on souhaite avoir des enfants, on se soumet parfois aux exigences des lois génétiques, quels que soient nos goûts personnels, s’ils sont contraires à ces lois. Quant à la force perfide des hormones non contrôlées, nous avons appris à la libérer à volonté en créant une tranquillité et une harmonie intérieures…