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Cela faisait déjà quelques jours que Tchedi essayait sans succès d’entrer en liaison avec Evisa ou Vir par SVP interposé. Elle n’avait même pas vu Rodis. Vir Norine vivait avec les savants. Tchedi décida de ne pas y aller, sauf en cas d’extrême nécessité. Elle avait escompté un retour rapide d’Evisa et ne comprenait pas ce qui pouvait la retenir plus de vingt-quatre heures. Tchedi se rendit à pied chez son amie sans se soucier de la distance considérable et de la topographie absurde de la ville.

Elle marcha des kilomètres sans regarder les maisons identiques, cherchant des sculptures et des monuments qui, quelle que soit la planète, reflètent les rêves du peuple, le souvenir du passé, l’aspiration à la beauté. On aimait beaucoup les sculptures sur la Terre et elles se trouvaient toujours dans des lieux découverts et retirés. L’homme venait y rêver, même à l’époque où l’agitation suscitée par des affaires inutiles et la vie étriquée empêchaient les gens de s’élever au-dessus du quotidien. Pouvoir extraordinaire de l’imagination ! Dans le froid, la famine et la terreur, elle créait des images de beauté. Qu’elle soit sculpture, dessins, livres, musique, chansons – elle s’imprégnait de l’immensité et de la tristesse de la steppe et de la mer. Images qui avaient vaincu ensemble l’inferno et avaient forgé le premier échelon de l’ascension. Un second échelon avait été gravi avec l’auto-perfectionnement de l’homme, puis un troisième avec la transformation de la société. Ainsi, furent créés les trois premiers grands échelons de l’ascension qui eurent tous pour base l’imagination.

Mais dans la ville du Centre de la Sagesse, il y avait sur les places et dans les parcs, des obélisques ou des statues de serpents chargées d’inscriptions sentencieuses. De temps en temps, on tombait sur des statues-idoles représentant les grands chefs des différentes périodes de l’histoire de Ian-Iah qui se ressemblaient tous comme des gouttes d’eau malgré leurs costumes divers : c’étaient les mêmes expressions et poses menaçantes et inflexibles. Il n’existait aucune sculpture consacrée à la beauté de l’homme ou des idées, ou encore à des réalisations grandioses. Çà et là, dépassaient des amoncellements de fer rouillé : on aurait dit que leurs créateurs étaient des malades mentaux qui les avaient faits au cours de convulsions. C’étaient les vestiges des sculptures de l’époque précédant le Siècle de la Famine et on les avait gardé pour distraire les habitants actuels de Ian-Iah.

En longeant les édifices publics, Tchedi ne vit ni vitraux, ni fresques : apparemment, la puissance d’imagination de l’art figuratif gênait les dirigeants dans leur lutte interne pour imposer leur emprise sur l’âme du peuple. Il était évidemment plus simple de régner sur des esprits obscurs et vides n’ayant que des besoins frustes et ne cherchant rien de plus…

Tchedi tourna dans une étroite ruelle bordée de maisons rouges identiques, décorées de vieux motifs de céramique noire, énormes gouttes de goudron semblant couler sur la vaste surface des murs. Là se trouvaient les appartements des « Cvil » et Evisa s’y était réfugiée. Une fois dans le petit vestibule, Tchedi fit le code connu commandant l’ouverture de la porte et demanda à voix haute la permission d’entrer.

Le propriétaire de la maison, un bactériologiste âgé, était constamment absent, car il appartenait aux Patrouilles de Santé. On entendit la voix de la maîtresse de maison, invitant Tchedi à entrer dans la pièce attenante. Une femme d’âge moyen, en larmes, était assise dans un fauteuil, un livre à la main. Cela faisait déjà quatre jours qu’Evisa n’avait pas reparu.

La femme demanda avec inquiétude :

— Croyez-vous que votre amie terrienne va revenir ici ? Toutes ses affaires sont restées là !

— Elle reviendra, c’est sûr. Mais que vous est-il arrivé ?

— Un malheur ! Comme j’aurais besoin de votre amie. Elle seule pourrait alléger ma peine.

— Peut-être pourrais-je vous aider tout de suite ?

— Je… La femme eut un sanglot. Les larmes roulèrent sur ses joues. Tchedi lui posa la main sur la tête.

— Je ne peux pas, – la femme leva le livre – je ne peux plus lire. Je n’y vois pas. Comment faire ? Je gagnais un peu d’argent en faisant des copies. Et maintenant ? Que vais-je faire ? Comment vivre ?

— Commencez par vous calmer. Vous avez un mari, des enfants et vous leur êtes très utile.

— C’est terrible d’être handicapée. Vous ne pouvez comprendre. Les livres étaient ma seule joie. Personne n’a besoin de moi, je suis inutile et les livres me donnent tout ! – Les larmes coulèrent à nouveau. – Je n’y vois pas ! Et nos médecins ne connaissent pas de traitement.

Ces larmes d’impuissance et de désespoir trouvèrent un écho dans l’âme de Tchedi. Elle ne savait pas lutter contre la pitié, sentiment nouveau qui l’envahissait de plus en plus. Il fallait demander à Evisa d’aider cette femme en lui donnant un médicament puissant.

Dans l’océan de souffrances de Tormans, les souffrances de cette femme n’étaient qu’une petite goutte. Aider une petite goutte était inutile et ne modifierait pas l’océan tout entier. C’est ce qu’on avait appris à Tchedi sur la Terre en exigeant toujours de définir d’abord les causes du malheur, puis d’agir en en détruisant la racine même. Ici, pourtant, tout semblait absolument différent. Les causes étaient d’une clarté aveuglante, mais en extirper les racines du fond de l’inferno, ni Tchedi, ni l’équipage de « La Flamme sombre » ne pouvaient le faire. Tchedi s’assit près de la femme en pleurs, la calma et rentra ensuite chez elle.

Il faisait sombre. Dans les rues chichement éclairées de la capitale, quelques rares passants apparaissaient à la lueur des réverbères puis disparaissaient dans les ténèbres. La lune basse d’un gris pâle laissait tomber quelques ombres transparentes à peine visibles. Tchedi était la seule femme à se trouver dans les rues désertes de ce quartier. Comme tous les Terriens, elle n’avait pas peur. Autrefois, l’intrépidité était due le plus souvent à un système nerveux apathique et à une assurance née de l’ignorance. La société communiste avait fait naître un degré supérieur d’intrépidité : le self-control assorti d’une parfaite connaissance et d’une prudence extrême.

Tchedi n’était pas pressée de regagner sa chambrette. Elle se rappela les nuits argentées de pleine lune sur la Terre, lorsque les gens semblaient se dissoudre dans la nature nocturne, s’isolaient pour rêver ou aimer ou encore se rassemblaient entre amis pour se promener. Ici, dès le crépuscule, tout le monde rentrait vite chez soi, anxieux de se mettre à l’abri. L’impuissance des Tormansiens devant la Flèche d’Ahriman était profondément ancrée et devenait réellement tragique.

Tchedi marcha environ une heure avant d’atteindre la partie centrale bien éclairée de la ville du Centre de la Sagesse. Les lieux de distraction s’y trouvaient, mais c’était surtout les « Cvil » venus en bandes par mesure de sécurité qui en profitaient. Les « Cvic » évitaient les endroits occupés par les « Cvil ».

Tchedi s’efforça d’éviter aussi les « Cvic », ne voulant pas se trouver engagée dans une action psychologique fatigante ou utiliser la petite carte protectrice. Voyant venir à sa rencontre un groupe d’hommes hurlant une chanson rythmée transmise par un appareil enregistreur, Tchedi traversa la rue et s’arrêta sous un portail de pierre. On entendait les gens qui allaient et venaient, s’exclamaient ou riaient de ces rires tonitruants si particuliers aux habitants de Ian-Iah. Deux jeunes gens s’approchèrent d’elle et voulurent lui parler. Une vive lumière rouge-violet éclairait le large escalier extérieur oblique du Palais des Plaisirs Nocturnes, encadré d’une double rangée de piliers carrés bleus et dorés. Soudain, les jeunes gens disparurent, comme emportés par le vent, trois « Cvic » barrèrent la route. Ils rejoignirent Tchedi en se parlant. Tout à coup, une main rude attrapa Tchedi par-derrière et l’obligea à se retourner. Un sentiment aigu de danger lui fit faire un pas de côté. Un coup terrible, porté par un objet métallique et lourd la frappa à la tête. Elle eut la peau de la nuque écorchée, un muscle déchiré et une double fracture de la clavicule et de l’omoplate droits. En tombant, Tchedi se tourna instinctivement sur le côté gauche. Sous le choc, sa gorge et son cœur se comprimèrent, ses yeux s’obscurcirent et elle perdit connaissance. Des milliers de couteaux transpercèrent son épaule, sa main, son cou. Tchedi dans un effort énorme de volonté, releva la tête et se redressa, essayant de se tenir à genoux. Un visage qui lui semblait connu surgit devant elle. Shotsheik lui jeta un regard tout à la fois triomphant, méchant et terrifié.