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Restaient les faits: une trentaine de loups récensés sur le Massif, sans compter les jeunes égarés, une dizaine peut-être, et les chiens errants, à peine moins dangereux. Des centaines d'ovins égorgés au cours de la saison dernière, dans un rayon de dix kilomètres autour du Mercantour. A Paris, on n'en parlait pas, parce qu'à Paris on se foutait pas mal des histoires de loups et de moutons, et Adamsherg découvrait ces chiffres avec stupeur. Aujourd'hui, deux nouvelles attaques dans le canton d'Auniers relançaient l'affrontement.

Un vétérinaire venait à l'écran, pondéré, professionnel, le doigt pointé sur une blessure. Non, il n'y avait pas de doute permis, ici l'impact de la carnassière supérieure, la quatrième prémolaire droite, voyez, et ici, devant, la canine droite, voyez là, et ici, et dessous, ici. Et l'écart entre les deux, voyez. C'est la mâchoire d'un grand canidé.

– Diriez-vous d'un loup, docteur?

– Ou d'un très grand chien.

– Ou d'un très grand loup?

Puis, à nouveau, le visage buté d'un éleveur. Depuis quatre années que ces saloperies de bêtes se remplissaient la panse avec la bénédiction des gens de la capitale, on n'avait jamais vu des blessures pareilles. Jamais. Des crocs comme ma main. L'éleveur tendait le bras vers l'horizon, balayait les montagnes. Là-haut, qui rôde. Une bête comme on n'en a jamais vu. Qu'ils rigolent, à Paris, qu'ils rigolent. Rigoleront moins quand ils la verront.

Fasciné, Adamsberg achevait debout son assiette de pâtes froides. Le présentateur enchaîna. Les guerres.

Lentement, le commissaire s'assit, posa son assiette par terre. Bon dieu, les loups du Mercantour. Elle avait drôlement grandi, l'innocente petite meute des débuts. Elle étendait son territoire de chasse, canton par canton. Elle débordait hors des Alpes-Maritimes. Et sur cette quarantaine de loups, combien attaquaient? Des bandes? Des couples? Un solitaire? Oui, c'était comme ça, dans les histoires. Un solitaire roué, cruel, s'approchant des villages à la nuit, avec son cul bas sur ses pattes grises. Une grosse bête. La Bête du Mercantour. Et les enfants dans les maisons. Adamsberg ferma les yeux. Comme des tisons, mon gars, comme des tisons ça fait, les yeux du loup, la nuit.

III

Lawrence Donald Johnstone ne redescendit au village que le vendredi, vers onze heures du soir.

Entre une heure et quatre heures, les hommes du Parc du Mercantour faisaient une longue pause studieuse ou somnolente à l'ombre des baraquements de pierres sèches qu'on trouvait ça et là sur les pentes. Lawrence s'était approprié, pas très loin du nouveau territoire du jeune Marcus, une bergerie désaffectée dont il avait débarrassé le sol d'un fumier hors d'âge et à vrai dire inodore. C'était pour le principe. Le grand Canadien, plus habitué à se laver torse nu avec des mottes de neige qu'à se vautrer, poisseux de vieille sueur, dans la merde des brebis, trouvait les Français cradingues. Paris, rapidement traversé, lui avait soufflé de lourdes odeurs de pisse et de transpiration, des relents d'ail et de vin. Mais c'était à Paris qu'il avait rencontré Camille, aussi Paris était-il absous. Absous aussi ce Mercantour surchauffé et ce village de Saint-Victor-du-Mont où il s'était provisoirement posé avec elle. Mais cradingues quand même, les types surtout. Il ne s'habituait pas aux ongles noirs, aux cheveux collés, aux maillots informes, gris de crasse.

Dans sa vieille bergerie nettoyée, Lawrence s'installait chaque après-midi sur une grosse toile, étendue à même la terre séchée. Il classait ses notes, visionnait les images du matin, préparait les observations de la soirée. Ces dernières semaines, un vieux loup en bout de course, un solitaire d'une quinzaine d'années, le vénérable Augustus, chassait sur le mont Mounier. Il ne sortait qu'à la fraîche et Lawrence ne voulait pas le rater. Car le vieux père tentait de survivre plutôt qu'il ne chassait. Ses forces déclinantes lui faisaient manquer les proies les plus simples. Lawrence se demandait combien de temps le vieillard allait tenir, comment cela allait finir. Et combien de temps, lui, Lawrence, il allait tenir, avant d'aller braconner quelque viande pour le vieil Augustus, bravant ainsi les Lois du Parc qui voulaient que les animaux se démerdent et crèvent comme aux premiers temps du monde. Si Lawrence apportait un lièvre au vieux, ça n'allait pas déséquilibrer la planète, si? Quoi qu'il en soit, il faudrait le faire sans souffler mot aux collègues français. Les collègues assuraient que donner un coup de main aux bêtes les amollissait et détraquait les lois de la Nature. Certes, mais Augustus était déjà ramolli et les lois de la Nature étaient en dentelle. Alors, ça changeait quoi?

Puis, après avoir avalé pain, flotte et saucisson, Lawrence s'étendait au sol, au frais, mains sous la nuque, et il pensait à Camille, il pensait à son corps et à son sourire. Camille était propre, Camille était parfumée, et surtout, Camille possédait une grâce inconcevable, qui faisait trembler les mains, le ventre et les lèvres. Jamais Lawrence n'aurait imaginé trembler pour une fille aussi brune, aux cheveux raides et noirs, taillés sur la nuque, et qui ressemblait à Cléopâtre. Quand même, pensa-t-il, ça faisait deux mille ans que cette vieille Cléopâtre était morte, mais elle restait encore l'archétype de ces fières filles brunes au nez droit, au cou délicat, au teint pur. Oui, rudement forte, cette vieille Cléopâtre. Et dans le fond, il ne savait rien d'elle, et pas grand-chose de Camille, sauf qu'elle n'était pas reine et qu'elle gagnait sa vie en pratiquant tantôt la musique et tantôt la plomberie.

Ensuite, il devait abandonner ces images qui l'empêchaient de se reposer, et il se concentrait sur le boucan des insectes. Ça abattait un sacré boulot, ces bestioles. L'autre jour, sur les basses pentes, Jean Mercier lui avait montré sa première cigale. Grosse comme un ongle, beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Lawrence, lui, aimait vivre en silence.

Ce matin, il avait vexé Mercier. Mais sans blague, c'était Marcus, tout de même.

Marcus, avec sa touffe jaune à l'encolure. Il promettait, ce loup. Tonique, fureteur, vorace. Lawrence le soupçonnait d'avoir bouffé une bonne quantité d'agneaux, cet automne, dans le canton de Trévaux. Du franc travail de prédateur, avec du sang partout dans les herbages autour des toisons déchiquetées par dizaines, un genre de performance qui mettait les gars du Parc au désespoir. Les pertes avaient été remboursées mais les éleveurs s'échauffaient, s'armaient de chiens d'attaque et, l'hiver dernier, ça avait manqué tourner à la battue générale. Depuis fin février, depuis que les meutes hivernales s'étaient dispersées, c'était l'accalmie. Repos.

Lawrence était du côté des loups. Il estimait que les bêtes avaient honoré la petite terre de France en passant audacieusement les Alpes, comme des ombres solennelles venues du passé. Pas question de les laisser massacrer par les petits hommes surcuits. Mais, comme tout chasseur nomade, le Canadien était un homme prudent. Au village, il ne parlait pas des loups, il restait muet, suivant en cela le précepte de son père: «Si tu veux rester libre, ferme ta gueule.»

Lawrence n'était pas redescendu à Saint-Victor-du-Mont depuis cinq jours. Il avait prévenu Camille qu'il suivrait le vénérable Augustus dans ses chasses nocturnes et désespérées jusqu'à jeudi, avec la caméra infrarouge. Mais le jeudi, les échecs répétés du vieux loup avaient eu raison de la résistance de Lawrence et il avait prolongé sa traque d'une soirée, pour lui trouver de quoi bouffer. Il avait attrapé deux garennes au terrier, leur avait ouvert la gorge d'un coup de couteau et déposé les cadavres sur une des pistes d'Augustus. A l'abri des broussailles, entortillé dans une toile cirée censée retenir son odeur d'homme, Lawrence avait guetté avec anxiété le passage de la maigre bête.