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– C'est le déroulement de sa vie en courant, dît Soliman.

– Bien. J'aime bien comprendre.

– Eh bien, le gars a fini de courir, dit Adamsberg. Padwell est mort il y a un an et demi.

– Tu avais tort, constata Soliman.

– Oui. Tu m'as déjà dit ça.

Adamsberg renonça, avec son bras blessé, à dormir plié dans sa voiture. Il appela la gendarmerie et se fit conduire, en fin de compte, à cet hôtel de Montdidier. Il passa la journée du dimanche dans une petite chambre surchauffée, à écouter les informations, à prendre des nouvelles de Sabrina et à relire les dossiers accumulés depuis huit jours. De temps à autre, il déroulait la photo de J. N. Padwell et il la contemplait, avec un mélange de curiosité et de regret, faisant jouer l'image de l'homme dans l'ombre et la lumière. Il la regardait d'un côté, de l'autre, la retournant en tous sens, ou plongeant fixement son regard dans ces yeux absents. Il s'échappa à trois reprises pour gagner un recoin de survie découvert dans un potager à l'abandon. Il dessina le Veilleux, le pied posé sur la bassine, le buste droit, le chapeau à ruban noir rabattu sur les yeux. Il dessina Soliman, torse nu, un peu cambré, le regard haut, dans une de ces poses assez fières qu'il affectionnait et qu'il avait toutes empruntées au Veilleux. Il dessina Camille, les mains accrochées au volant du camion, le profil tendu vers la route. Il dessina Lawrence, appuyé à sa moto, le considérant gravement avec cette question muette suspendue dans son regard bleu.

On frappa à sa porte vers sept heures et demie du soir et Soliman entra, luisant de sueur. Adamsberg leva les yeux et fit non de la tête, lui indiquant par là qu'il ne s'était rien produit de neuf. Massart était dans ses heures calmes.

– Laurence est toujours là? demanda-t-il.

– Oui, dit Soliman. Ça ne t'empêche pas de venir, pas vrai? Le Veilleux va faire griller du bœuf sur la cage à poules. II t'attend. Je suis venu te chercher.

– Il a des nouvelles de George Gershwin?

– Tu t'en balances, de George Gershwin.

– Pas tant que ça.

– C'est le trappeur qui te tient à distance?

Adamsberg sourit.

– Il y a quatre lits, dit-il. On est cinq.

– Un homme de trop.

– C'est cela.

Soliman s'assit sur le lit, les sourcils froncés.

– Tu t'éclipses, dit-il, mais tu feintes. Sitôt que le trappeur aura le dos tourné, tu te faufileras à sa place. Je sais ce que tu fabriques. Je le sais très bien.

Adamsberg ne répondit pas.

– Et je me demande si c'est bien droit, continua Soliman avec effort, le regard levé vers le plafond. Je me demande si c'est bien régulier.

– Régulier par rapport à quoi, Sol?

Soliman hésita.

– Par rapport aux règles, dit-il.

– Je croyais que tu t'en branlais, des règles.

– C'est vrai, reconnut Soliman, étonné.

– Alors?

– Même. Tu tires dans le dos du trappeur.

– Il n'est pas de dos, il est de face. Ce n'est pas un candide.

Soliman secoua la tête, mécontent.

– Tu dévies le courant, dit-il, tu détournes la rivière, tu récupères toute l'eau pour toi et tu te faufiles dans le lit du trappeur. C'est du vol.

– C'est tout le contraire, Soliman. Tous les amants de Camille – parce qu'on parle bien de Camille, n'est-ce pas? -, tous les amants de Camille puisent dans ma rivière, et toutes mes maîtresses prélèvent dans la sienne. En amont, il n'y a qu'elle, et moi. En aval, il arrive qu'il y ait pas mal de monde. En vertu de quoi, l'eau est plus trouble en bas qu'en haut.

– Ah bon, dit Soliman, devenu perplexe.

– Pour simplifier, dit Adamsberg.

– Si bien qu'en ce moment, dit Soliman en hésitant, tu remontes ta rivière vers l'amont?

Adamsberg hocha la tête.

– Si bien, continua Sol, que si j'avais franchi ces sacrés cinquante mètres, si j'avais pu poser la main sur elle, je me serais retrouvé en aval de tout votre système hydrographique à la con?

– Un peu, dit Adamsberg.

– Est-ce que Camille sait cela, ou est-ce ton propre songe?

– Elle le sait.

– Et le trappeur? Il le sait?

– Il se demande.

– Mais ce soir, le Veilleux t'attend. Il s'est emmerdé toute la journée avec le pied sur la bassine. Il t'attend. En fait, il m'a ordonné de te ramener.

– Alors, dit Adamsberg, c'est différent. Tu es venu comment?

– Avec la mobylette. Tu n'auras qu'à me tenir avec le bras gauche.

Adamsberg roula ses documents, les fourra dans sa veste.

– Tu emmènes tout cela avec toi? demanda Soliman.

– Il arrive que les idées me rentrent par la peau. Je préfère les avoir contre moi.

– Tu espères vraiment quelque chose?

Adamsberg fit une grimace, enfila sa veste alourdie de papiers.

– Tu as une idée? demanda Soliman.

– Subliminale.

– Ça veut dire?

– Ça veut dire que je ne la vois pas. Elle tremble à la lisière de mes yeux.

– Pas très pratique.

– Non.

Soliman, dans un silence un peu tendu, racontait sa troisième histoire africaine, noyant sous ses paroles les regards un peu lourds qui s'échangeaient en tous sens, de Camille à Adamsberg, d'Adamsberg à Lawrence, de Lawrence à Camille. Adamsberg levait parfois les yeux vers le trappeur, comme chancelant. Il cède, pensait Soliman, il cède. Il va laisser toute sa rivière en plan. Sous le regard un peu agressif du Canadien, le commissaire baissait à nouveau la tête vers son assiette et restait ainsi, comme abruti, absorbé par les motifs peints sur la faïence. Soliman poursuivait son histoire, une affaire très embrouillée entre une araignée vindicative et un oiseau apeuré, dont il ne savait pas au juste comment il allait se dépêtrer.

– Quand le dieu du marais vit la nichée par terre, dit Soliman, il fut pris d'une telle fureur qu'il s'en alla trouver le fils de l'araignée Mombo. – C'est toi, fils de Mombo, dit-il, qui as coupé les branches des arbres avec tes saletés de mandibules. Dorénavant, tu ne couperas plus du bois avec ta bouche mais tu tisseras du fil avec tes fesses. Et avec ce fil, jour après jour, tu recolleras les branches et tu laisseras les oiseaux nicher.” "Que dalle”, fit le fils de Mombo…

– God, coupa Lawrence. Comprends pas.

– Ce n'est pas fait pour ça, dit Camille.

A minuit et demi, Adamsberg resta seul avec Soliman. Il déclina son offre de le raccompagner à l'hôtel, le trajet en mobylette ayant été assez éprouvant pour son bras.

– Ne t'en fais pas, dit-il, je vais rentrer à pied.

– Il y a huit kilomètres.

– J'ai besoin de marcher. Je couperai par les champs.

Le regard d'Adamsberg était si distant, si perdu, que Soliman n'insista pas. Il arrivait au commissaire de partir dans un autre monde et nul, à ces instants, ne se sentait l'envie de lui faire escorte.

Adamsberg quitta la route et rejoignit le chemin étroit qui passait entre un champ de jeunes maïs et un champ de lin. La nuit n'était pas très claire, venteuse, des nuages s'étaient levés en soirée vers l'ouest. Il avançait lentement, le bras droit coincé, la tête baissée vers les cailloux qui dessinaient une ligne blanche et sinueuse au sol. Il déboucha dans la plaine et s'orienta au clocher noir de Montdidier qu'on discernait au loin. C'était à peine s'il pouvait comprendre ce qui l'avait tant choqué ce soir. Ce devait être cette histoire de rivière qui lui brouillait la vue, qui déformait ses pensées. Mais pourtant il avait vu. L'idée indécise qui tremblait tout à l'heure au bord de ses paupières prenait forme et consistance. Une consistance effrayante, inadmissible. Mais il avait vu. Et tout ce qui grinçait dans l'histoire de l'homme au loup, comme des roues faussées, s'assouplissait devant cette hypothèse. La mort absurde de Suzanne Rosselin, l'itinéraire qui ne déviait pas, Crassus le Pelé, les ongles de Massart, les poils de loup, la croix manquante, tout cela rentrait dans le rang. Les angles s'estompaient pour ne former qu'une seule route, lisse, claire, évidente. Et Adamsberg voyait toute cette route, de son origine à son terme, diaboliquement tracée, pavée de douleur, de cruauté et d'une pointe de génie.