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C'est comme ça que le petit Soliman était devenu le fils Rosselin. Suzanne l'avait élevé comme un garçon du pays, mais éduqué en sous-main comme un roi d'Afrique, confusément convaincue que son petit était un prince bâtard écarté d'un puissant royaume. Beau comme il était devenu, comme un astre, ce serait le moins. Aussi, à vingt-trois ans, le jeune Soliman Melchior en savait-il autant sur les boutures de tomates, la pression des olives, la pousse des pois chiches et l'épandage du purin que sur les us et coutumes du grand continent noir. Tout ce qu'il savait des moutons, le Veilleux le lui avait appris. Et tout ce qu'il savait de l'Afrique, ses heurs, malheurs, contes et légendes, il l'avait tiré des livres que lui avait lus scrupuleusement Suzanne, devenue à son tour au fil des années une africaniste experte.

Aujourd'hui encore, Suzanne guettait à la télévision tout documentaire sérieux susceptible d'informer le garçon, réparation d'un camion-citerne sur une piste du Ghana, singes verts de Tanzanie, polygamie au Mali, dictatures, guerres civiles, coups d'Etat, origines et grandeur du Royaume du Bénin.

– Sol, appelait-elle, bouge ton cul! On parle de ton pays à la télé.

Suzanne n'avait jamais réussi à se décider sur le pays d'origine de Soliman, aussi estimait-elle plus simple de considérer que l'Afrique noire tout entière lui appartenait. Et il ne s'agissait pas que Soliman manquât un seul de ces documentaires. A dix-sept ans, le jeune homme avait tenté une unique rébellion.

– J'en ai rien à foutre de ces types, avait-il gémi devant un reportage sur la chasse au phacochère.

Et pour la première et dernière fois, Suzanne lui avait retourné une baffe.

– Parle pas comme ça de tes origines! avait-elle ordonné. Et comme Soliman avait manqué pleurer, elle avait tenté de s'expliquer plus tendrement, sa grosse main serrée sur l'épaule délicate du petit.

– On s'en branle, Sol, de la patrie. On naît où on naît. Mais tâche de pas renier tes vieux, c'est un truc à te foutre dans la merde. C'est renier qui n'est pas bon. Renier, dénier, cracher, c'est pour les aigris, les fortiches, les types qui veulent croire qu'ils se sont faits tout seuls et personne avant eux. Les cons, quoi. Toi, t'as les Écarts et puis t'as toute l'Afrique. Prends le tout, ça te fera double.

Soliman mena Camille dans la bergerie, lui désigna d'un geste les bêtes ensanglantées alignées sur le sol. Camille les regarda de loin.

– Qu'est-ce qu'elle dit, Suzanne? demanda-t-elle.

– Suzanne est contre les loups. Elle dit qu'il n'en sortira rien de bon. Que cette bête-là attaque pour le plaisir de tuer.

– Elle est pour la battue?

– Elle est contre les battues aussi. Elle dit qu'on le chopera pas ici, qu'il est ailleurs.

– Et le Veilleux?

– Le Veilleux est sombre.

– Il est pour la battue?

– Je ne sais pas. Depuis qu'il a découvert les brebis, il en a pas décoincé une.

– Et toi, Soliman?

Lawrence entra à cet instant dans la bergerie, en se frottant les yeux pour les habituer à l'obscurité soudaine. Le vieux local puait intensément la laine grasse et la vieille pisse, il trouvait les Français cradingues. Pourraient nettoyer. Il était suivi de Suzanne, qui puait aussi, à l'avis de Lawrence, et, à distance respectueuse, des deux gendarmes et du boucher, que Suzanne avait tenté de faire dégager sans succès. «C'est moi qu'ai la chambre froide, c'est moi qu'emporte les moutons», avait-il rétorqué.

– Que dalle, avait répondu Suzanne. C'est le Veilleux qui les enterrera, ici, aux Écarts, avec les respects dus aux braves tombés au champ d'honneur.

Ça avait cloué le bec de Sylvain, mais il avait suivi quand même. Le Veilleux était resté à la porte. Il veillait.

Lawrence salua Soliman puis s'agenouilla près des corps dépecés. Il les retourna, examina les blessures, les doigts fouillant dans la laine souillée, en quête de l'empreinte la plus nette. Il tira à lui une toute jeune femelle, inspecta la trace de la saisie à la gorge.

– Sol, décroche la lampe, dit Suzanne. Eclaire-le.

Sous le faisceau jaune, Lawrence se pencha sur la blessure.

– La carnassière a à peine planté, murmura-t-il, mais la canine, oui.

Il ramassa un brin de paille et l'enfonça dans l'orifice sanglant.

– Qu'est-ce que tu fous? dit Camille.

– Je sonde, répondit tranquillement Lawrence.

Le Canadien retira la paille et repéra d'un trait d'ongle la limite rougie. Il la passa sans un mot à Camille puis saisit une seconde paille qu'il ajusta entre les blessures. Il se redressa et ressortit à l'air libre, l'ongle du pouce toujours fixé sur la brindille. Il avait besoin de respirer.

– Les brebis sont à toi, dit-il en passant au Veilleux, qui fit un signe de tète.

– Sol, reprit-il, trouve-moi une règle.

Soliman descendit vers la maison en une longue foulée et en revint cinq minutes plus tard avec le mètre de couturière de Suzanne.

– Mesure, dit Lawrence en tendant les deux pailles bien droites. Mesure précis.

Soliman appliqua le mètre le long de la trace sanglante.

– Trente-cinq millimètres, annonça-t-il.

Lawrence eut une grimace. Il mesura l'autre paille et rendit le mètre à Soliman.

– Et alors? demanda l'un des gendarmes.

– Canine de presque quatre centimètres.

– Et alors? répéta le gendarme. C'est embêtant?

Il se fit un silence assez lourd. Chacun entrevoyait. Chacun commençait à comprendre.

– Grosse bête, conclut Lawrence, résumant le sentiment général.

Il y eut un moment de flottement, le groupe se disloqua. Les gendarmes saluèrent, Sol partit vers la maison, le Veilleux rentra dans la bergerie. Lawrence, à l'écart, s'était rincé les mains, avait enfilé ses gants et ajustait son casque de moto. Camille s'approcha de lui.

– Suzanne nous invite à boire un coup, pour se nettoyer les yeux. Viens.

Lawrence fit la moue.

– Elle pue, dit-il.

Camille se raidit.

– Elle pue pas, dit-elle un peu âprement, au mépris de toute vérité.

– Elle pue, répéta Lawrence.

– Sois pas salaud.

Lawrence rencontra le regard froncé de Camille et sourit brusquement.

– D'accord, dit-il en ôtant son casque.

Il la suivit sur le chemin d'herbes sèches qui redescendait à la baraque de pierres. Il n'avait rien à redire en revanche contre cette habitude des Français de se démolir à coups de gnôle dès midi. Les Canadiens le faisaient tout aussi bien.

– N'empêche, dit-il à Camille en lui posant une main sur l'épaule. Elle pue.

VI

Le soir même, le bulietin d'informations nationales s'étendit longuement sur les dernières victimes des loups du Mercantour.

– God, dit Lawrence. Pourraient pas nous foutre la paix.

Au reste, on ne parlait plus des loups, mais du loup du Mercantour. Un reportage haletant, plus nourri que les précédents, lui était consacré en début de journal. On réveillait l'effroi, la haine. On mêlait dans un bain insalubre les ingrédients cousins de la jouissance et de la terreur. On maudissait les carnages avec volupté, on détaillait la puissance de la bête: insaisissable, féroce et, surtout, colossale. Cela, avant toute chose, formait le levier de l'intérêt passionné que le pays entier portait à présent à la «Bête du Mercantour ». Sa taille hors norme, en l'arrachant au vulgaire, en l'excluant du commun, lui faisait prendre rang au sein des cohortes du diable. On s'était découvert un loup de l'enfer et pour rien au monde on n'y aurait renoncé.