Pensive, Camille arpenta un long moment le bord de la nationale. Elle discernait confusément Avignon sur la carte de France, et cela ne lui semblait pas très loin. Aborder Adamsberg de vive voix plutôt qu'au téléphone lui paraissait soudain hautement préférable. Elle redoutait cet engin, inapte à véhiculer toute situation un peu fine. Le téléphone était conçu pour la conversation de gros et de demi-gros, en aucun cas pour le détail. Et appeler un type qu'on n'a pas vu depuis des années, un type sans doute aux abris, pour demander son aide dans une hypothétique affaire de loup-garou qui n'intéressait personne, semblait soudain une entreprise aléatoire, presque inepte. Le rencontrer offrait de meilleurs espoirs.
Soliman et te Veilleux l'attendaient à l'arrière du camion dans leur pose devenue coutumière, le jeune homme assis sur les marches métalliques, le berger droit debout à ses côtés, le chien calé sur ses pieds.
– Il est en Avignon, dit Camille. Je ne l'ai pas eu. J'imagine qu'on doit pouvoir y aller.
– Tu ne sais pas non plus où est Avignon ? dit Soliman.
– Je le sais par moments. C'est loin ?
Soliman consulta sa montre.
– On rejoint l'autoroute au sud de Valence, dit-il, et on se laisse couler le long du Rhône. On peut y être vers une heure. Tu ne veux pas appeler ?
– C'est mieux de le voir.
– Pourquoi cela ?
– Spécial, dît Camille en haussant les épaules.
Le Veilleux tendit la main vers Camille pour lui demander le portable.
– Il est presque cuit, dit Camille. Faudra le recharger.
– Ça ne durera pas longtemps, marmonna le Veilleux en s'éloignant.
– Qui appelle-t-il ? demanda Camille à Soliman.
– Le troupeau. Il passe un petit coup de fil au troupeau.
Camille haussa les sourcils.
– Et qui décroche ? demanda-t-elle. Une brebis ? Mauricette ?
Soliman secoua la tête, agacé.
– Buteil, évidemment. Mais ensuite… Enfin… Buteil lui passe quelques bêtes. Il l'a déjà fait hier. Il appelle tous les jours.
– Tu veux dire qu'il parle aux moutons ?
– Évidemment. A qui d'autre ? Il leur dit de ne pas se faire de mouron, de bien manger, de ne pas s'alanguir. C'est surtout à la brebis de tête qu'il cause. C'est normal.
– Tu veux dire que Buteil fourre l'écouteur dans l'oreille de la brebis de tête ?
– Oh merde, oui, dit Soliman. Comment veux-tu qu'il fasse autrement ?
– Ça va, dit Camille. Je n'essaie pas de t'énerver. Je me renseigne.
Elle observa le Veilleux, qui, sur le bord de la route, allait et venait avec l'appareil, le visage attentif, accompagnant ses paroles de gestes apaisants. Sa voix grave résonnait jusqu'à elle, elle percevait des morceaux de phrases plus sonores comme “Ecoute ce que je te dis, ma vieille”. Soliman suivait le regard de Camille.
– Tu crois qu'un flic pourra s'intéresser à tout ça ? demanda-t-il avec un geste vague, semblant englober tout à la fois les montagnes, eux trois et la bétaillère.
– Je me demande, murmura Camille. Ce n'est pas gagné.
– Je comprends, dit Soliman.
XXV
Camille était passée sur la rive droite du Rhône, laissant les remparts d'Avignon de l'autre côté du fleuve. Depuis trois heures de l'après-midi, elle longeait la berge vers le sud, sous un soleil brûlant, à la recherche d'Adamsberg. Personne n'avait pu lui indiquer précisément où le trouver, ni à l'hôtel ni au commissariat central où il avait passé la moitié de la nuit et qu'il avait quitté vers deux heures de l'après-midi. On savait seulement que le commissaire traînait sur l'autre berge.
Camille le repéra après presque une heure de marche, dans une clairière étroite et silencieuse, isolée au milieu des saules. Elle s'arrêta à une vingtaine de pas. Adamsberg s'était assis tout au bord de la berge, les pieds touchant l'eau. Il ne faisait rien, selon toute apparence, mais pour Adamsberg, être assis dehors constituait une occupation en soi. À dire vrai, constata Camille en l'observant mieux, il faisait quelque chose. Il plongeait une longue branche dans le fleuve et son regard n'en quittait pas l'extrémité, attentif aux mouvements du flux qui se brisait contre le faible obstacle. Fait assez inhabituel, il avait gardé sur sa chemise le harnachement de son holster, ceinturage de cuir toujours un peu impressionnant, qui contrastait avec sa tenue négligée, la chemise fripée, le pantalon de toile fatigué, les pieds nus.
Camille le voyait de trois quarts dos, presque de profil. Il n'avait pas changé en ces quelques années et cela ne l’étonna pas. Non pas que le temps l'ait évité plus qu’un autre, mais ses signes n'étaient guère visibles, tout simplement parce que Adamsberg avait un visage bien trop mouvementé pour cela. Sur une figure lisse et régulière, tout désordre du temps aurait laissé sa trace. Mais le visage d'Adamsberg était en désordre depuis l'enfance. Aussi, sur ces traits inégaux et tumultueux, les fines marques de l'âge étaient-elles largement submergées par le chaos général de l'ensemble.
Camille s'obligea, à titre de simple précaution, à regarder ce visage qu'elle avait en un temps placé au-delà de tous fes autres. Le nez, les lèvres, au fond tout tenait là-dedans. Le nez grand et assez busqué, les ièvres rêveuses et bien dessinées. Pas d'harmonie, pas de mesure, aucune sobriété. Pour le reste, un teint brun, des joues maigres, un menton presque inexistant, des cheveux sombres et ordinaires, rejetés en arrière à la hâte. Des yeux bruns, rarement fixes et souvent vagues, enfoncés sous des sourcils embrouillés. Tout allait de travers dans ce visage. Comment il en résultait cette séduction insolite, c'est ce que l'esprit rigoureux de Camille n'avait pas pu élucider. Peut-être était-ce affaire d'intensité. Trop chargé, trop précis, le visage d'Adamsberg était pour ainsi dire saturé.
Camille revit tout cela, et elle en fit l'inventaire avec désintérêt. Avant, la lumière de ce visage lui apportait tiédeur et clarté. Aujourd'hui, elle considérait cet éclat avec flegme, comme elle aurait vérifié le bon état de marche d'une lampe. Ce visage ne s'adressait plus à elle et rien, dans sa mémoire, n'était en mesure de lui donner la réplique.
Elle s'approcha d'un pas tranquille, presque alourdi d'indifférence. Adamsberg l'entendait sans doute mais il ne bougeait pas, surveillant toujours devant lui la branche qui freinait l'eau du Rhône. Quand elle fut à dix pas de lui, elle s'arrêta net. De sa main gauche, et sans détourner son regard du fleuve, il pointait sur elle le canon d'un pistolet.
– N'avance plus, dit-il doucement. N'avance vraiment plus.
Camille, immobile, ne dit pas un mot.
– Tu sais que je tire beaucoup plus vite que toi, continua-t-il sans quitter la branche des yeux. Comment m'as-tu trouvé ?
– Danglard, dit Camille.
Au son de cette voix inattendue, Adamsberg tourna lentement le visage vers elle. Camille se rappelait très bien cette lenteur, teintée de grâce et d'un peu de nonchalance. Il la regarda, stupéfait. Doucement, il recula le pistolet, le posa dans l'herbe à sa gauche, comme honteux.