Le lendemain, le prince alla à Pétersbourg où une affaire urgente le retint jusqu’à l’après-midi. Au moment de rentrer à Pavlovsk, vers les cinq heures, il rencontra Ivan Fiodorovitch à la gare. Celui-ci le saisit vivement par le bras et, tout en jetant à droite et à gauche des regards craintifs, le fit monter avec lui dans un wagon de première classe. Il brûlait de l’entretenir d’une question importante.
– D’abord, mon cher prince, ne m’en veuille pas; si tu as quelque chose contre moi, oublie-le. J’étais hier sur le point de passer chez toi, mais je ne sais pas ce qu’Elisabeth Prokofievna en penserait… Chez moi, c’est un véritable enfer; on dirait qu’un sphinx énigmatique s’est installé sous notre toit; moi je suis là à n’y rien comprendre. Pour ce qui est de toi, tu es, à mon avis, le moins coupable de nous tous; encore que tu sois la cause de bien des complications. Vois-tu, prince, la philanthropie est chose agréable, mais point trop n’en faut. Peut-être en as-tu déjà fait toi-même l’expérience. Certes, j’aime la bonté et j’estime Elisabeth Prokofievna, mais…
Le général parla longtemps encore sur ce ton, mais son langage était singulièrement décousu. On voyait qu’il était alarmé et troublé au plus haut degré par un phénomène tout à fait incompréhensible.
– Pour moi il n’est pas douteux que tu sois étranger à tout cela, dit-il enfin en remettant un peu de clarté dans ses propos. – Mais je te prie, en ami, de ne pas venir nous voir pendant quelque temps, jusqu’à ce que le vent ait tourné. En ce qui concerne Eugène Pavlovitch, s’écria-t-il avec feu, tout ce qu’on raconte n’est que calomnie inepte, la calomnie des calomnies! Nous sommes en présence d’une diffamation, d’une intrigue, d’un plan pour tout bouleverser et nous brouiller les uns avec les autres. Tiens, prince, je te le dis à l’oreille: entre Eugène Pavlovitch et nous, aucun mot n’a encore été prononcé, comprends-tu? Rien ne nous lie présentement. Mais ce mot peut être proféré; il peut l’être bientôt, et même d’un moment à l’autre. C’est cela que l’on veut empêcher. Pourquoi? dans quelle intention? je ne me l’explique pas. Cette femme est déconcertante, excentrique; j’en ai une telle peur que j’en perds presque le sommeil. Et cet équipage, ces chevaux blancs… voilà bien ce que les Français appellent le chic! Qui lui procure ce train de vie? Ma parole, j’ai eu l’autre jour la coupable pensée de soupçonner Eugène Pavlovitch. Mais il est évident que cela ne tient pas debout. Alors pourquoi cherche-t-elle à mettre la brouille entre nous? Voilà l’énigme! Pour retenir auprès d’elle Eugène Pavlovitch? Mais je te répète et te jure qu’il ne la connaît pas et que les traites sont une invention. Et quelle effronterie de le tutoyer ainsi à travers la rue! C’est tout simplement un coup monté! Il est clair que nous devons repousser cette manœuvre avec mépris et redoubler d’estime pour Eugène Pavlovitch. C’est ce que j’ai déclaré à Elisabeth Prokofievna. Maintenant je te ferai part de mon intime pensée: je suis profondément convaincu qu’elle cherche par là à tirer de moi une vengeance personnelle à cause de ce qui s’est passé naguère, tu te rappelles? Et cependant je n’ai jamais eu de torts envers elle. Je rougis rien qu’à y penser. À présent la voici de nouveau en évidence, alors que je la croyais définitivement disparue. Où est donc passé ce Rogojine? je vous le demande un peu. Je pensais qu’elle était devenue depuis longtemps Mme Rogojine.
Bref le général ne savait à quel saint se vouer. Pendant près d’une heure que dura le trajet, il monologua, faisant lui-même les demandes et les réponses, serrant les mains du prince et réussissant du moins à le convaincre qu’il n’avait pas l’ombre d’un soupçon sur lui. C’était, pour le prince, le point essentiel. Finalement il parla de l’oncle d’Eugène Pavlovitch, qui était à la tête d’une administration à Pétersbourg. «C’est, dit-il, un septuagénaire qui occupe une situation en vue; c’est un viveur et un gourmet; bref un vieillard encore fringant… Ha! ha! Je sais qu’il a entendu parler de Nastasie Philippovna et qu’il a même brigué ses faveurs. Je suis allé le voir tantôt; il ne reçoit pas en raison de sa santé, mais il est riche, riche; il a de l’influence et… Dieu lui prête vie encore longtemps! mais enfin c’est Eugène Pavlovitch qui héritera de toute sa fortune… Oui, oui… mais tout de même j’ai peur… Il y a dans l’air un mauvais sort qui plane comme une chauve-souris et j’ai peur, j’ai peur…»
XII
C’était vers les sept heures du soir, le prince s’apprêtait à faire sa promenade dans le parc, quand tout à coup Elisabeth Prokofievna surgit seule sur la terrasse, se dirigeant vers lui.
– Premièrement, fit-elle, ne va pas supposer que je sois venue pour te demander pardon. Quelle sottise! Toi seul as tous les torts.
Le prince garda le silence.
– Es-tu coupable, oui ou non?
– Ni plus ni moins que vous. D’ailleurs ni vous ni moi n’avons péché par intention. Il y a trois jours, je me suis cru coupable. Maintenant, à la réflexion, je me rends compte qu’il n’en est rien.
– Ah! c’est ainsi que tu es! C’est bon, assieds-toi et écoute; car je n’ai pas l’intention de rester debout.
Tous deux s’assirent.
– Secondement, pas un mot de ces méchants garnements. Je n’ai que dix minutes pour parler avec toi; je suis venue pour avoir un renseignement (tu croyais, toi, Dieu sait quoi?) et, si tu souffles un seul mot de ces impudents gamins, je me lève et je m’en vais; c’en sera fini entre nous.
– Bien, répondit le prince.
– Permets-moi de te poser une question: as-tu envoyé une lettre à Aglaé, il y a deux mois ou deux mois et demi, aux environs de Pâques?
– Euh… oui.
– À propos de quoi? Que contenait cette lettre? Montre-là!
Les yeux d’Elisabeth Prokofievna étincelaient et elle frémissait d’impatience.
– Je n’ai pas cette lettre, répondit le prince étonné et affreusement intimidé. Si elle existe encore, c’est Aglaé Ivanovna qui l’a…
– Ne ruse pas! Que lui as-tu écrit?
– Je ne ruse pas et je n’ai rien à craindre. Je ne vois pas pourquoi il ne m’aurait pas été permis de lui écrire…
– Tais-toi! tu parleras après. Qu’y avait-il dans la lettre? Pourquoi as-tu rougi?
Le prince réfléchit un moment.
– Je ne connais pas vos pensées, Elisabeth Prokofievna. Je vois seulement que cette lettre vous cause beaucoup de déplaisir. Convenez que je pourrais refuser de répondre à une semblable question. Mais pour vous prouver que je n’ai rien à craindre au sujet de cette lettre et que je ne regrette ni ne rougis de l’avoir écrite (en disant cela le prince devint deux fois plus rouge), je vais vous la réciter, car je crois m’en rappeler le contenu par cœur.
Et le prince répéta presque mot pour mot le texte de la lettre.
– Quel galimatias! Quel sens donnes-tu à ces sottises? demanda d’un ton bourru Elisabeth Prokofievna qui avait écouté avec une extrême attention.
– Je ne le sais pas très bien moi-même; ce que je sais, c’est que mon sentiment était sincère. J’avais là-bas des moments de vie intense et d’espérances démesurées.
– Quelles espérances?
– Il m’est difficile de l’expliquer, mais ce n’étaient point celles auxquelles sans doute vous songez en ce moment. Ces espérances… en un mot, se rapportaient à l’avenir et à la joie de penser que, peut-être, là-bas je n’étais pas un étranger. Je me sentais heureux d’être revenu dans ma patrie. Par un matin ensoleillé j’ai pris la plume et je lui ai écrit cette lettre. Pourquoi est-ce à elle que j’ai écrit? je ne le sais. Il y a parfois des moments où l’on veut avoir un ami auprès de soi; sans doute est-ce ce sentiment qui m’a guidé… ajouta le prince après un silence.