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Mais pourquoi le prince, au lieu de s’avancer vers lui, s’en était-il éloigné comme s’il ne l’avait pas aperçu, malgré que leurs yeux se fussent rencontrés? (Oui, leurs yeux s’étaient rencontrés et ils avaient échangé un regard.) N’avait-il pas eu lui-même précédemment l’intention de le prendre par la main et de se rendre là-bas en sa compagnie? N’avait-il pas projeté de passer le lendemain lui dire qu’il était allé chez elle? Tout à l’heure, à mi-chemin de la maison, ne s’était-il pas libéré de son démon, lorsqu’une brusque allégresse avait inondé son âme? Ou alors, n’y avait-il pas dans la personne de Rogojine et, pour mieux dire, dans l’attitude générale de cet homme au cours de la journée, dans l’ensemble de ses paroles, de ses mouvements, de ses actions, de ses regards, quelque chose qui pût justifier les horribles pressentiments du prince et les révoltantes insinuations de son démon?

Il y avait là toute une série de constatations qui sautaient aux yeux, mais qu’il était malaisé d’analyser et d’ordonner; on ne pouvait pas davantage leur assigner un fondement logique. Pourtant, en dépit de cette difficulté, de cette impossibilité, elles produisaient une impression d’ensemble à laquelle on ne pouvait se soustraire et qui, d’elle-même, se convertissait en une conviction absolue.

Une conviction, mais de quoi? (Oh! combien la monstruosité, l’«ignominie de cette conviction», la «bassesse de ce pressentiment» torturaient le prince, et avec quelle véhémence il se les reprochait!) «Exprime au moins franchement cette conviction, si tu l’oses! se répétait-il sans cesse sur un ton d’accusation et de défi; formule toute ta pensée avec clarté, avec précision, sans faux-fuyants! Oh! je suis malhonnête! ajoutait-il dans un accès d’indignation qui lui faisait monter le rouge au visage. De quels yeux oserai-je désormais regarder cet homme, ma vie durant? Ah quelle journée! Mon Dieu, quel cauchemar’»

Il y eut, au terme de ce long et pénible retour du Vieux-Pétersbourg, une minute où le prince se sentit pris d’un désir irrésistible d’aller sur-le-champ chez Rogojine, de l’attendre à la maison, de l’embrasser en versant des larmes de repentir, de lui dire tout et d’en finir avec cette affaire. Mais il était déjà arrivé devant son hôtel…

Cet hôtel, les couloirs, sa chambre, l’immeuble lui-même, tout cela lui avait souverainement déplu dès le premier abord. Plusieurs fois au cours de la journée il avait éprouvé une répulsion particulière à l’idée qu’il devait y retourner. «Mais qu’ai-je donc? Je suis comme une femme malade, je crois aujourd’hui à toutes sortes de pressentiments!» se dit-il d’un ton de colère et de moquerie; et, sur cette réflexion, il s’arrêta devant la grande porte. De tous les incidents de la journée, un seul accaparait en ce moment son esprit, mais il l’envisageait «à froid», «en pleine possession de sa raison», «non plus à travers un cauchemar». Il venait de se rappeler le couteau qui était sur la table de Rogojine. «Mais, après tout, pourquoi Rogojine n’aurait-il pas sur sa table autant de couteaux qu’il lui plairait?» se demanda-t-il, stupéfait de sa propre pensée. Et son étonnement redoubla quand il évoqua inopinément sa station de l’après-midi devant la boutique du coutelier. «Mais! voyons…, s’écria-t-il, quelle peut bien être la relation entre…» Il n’acheva pas. Un nouvel accès de honte, presque de désespoir le cloua sur place devant la porte. Il resta un moment immobile. C’est un phénomène assez fréquent qu’un souvenir intolérable, surtout mortifiant, ait pour effet de vous paralyser pendant quelques secondes. «Oui, je suis un homme sans cœur, un poltron!», se répétait-il d’un air sombre, et il fit un mouvement en avant pour entrer, mais… de nouveau il s’arrêta.

Habituellement assez peu claire, l’entrée de l’hôtel était à ce moment-là en pleine obscurité, à cause de l’approche de l’orage qui avait assombri cette fin de journée. À l’instant même où le prince rentrait, cet orage éclata et une pluie torrentielle commença à tomber. Lorsque après un bref arrêt sur le pas extérieur de la porte, il se remit en marche, il aperçut tout à coup au fond, dans la pénombre, un homme qui se tenait au pied de l’escalier. Cet homme avait l’air d’attendre quelque chose, mais il disparut en un clin d’œil. N’ayant pu discerner ses traits, le prince eût été fort empêché de dire au juste qui c’était, d’autant que beaucoup de gens passaient par là; il y a, dans un hôtel, un mouvement incessant de personnes qui entrent, traversent les couloirs et sortent. Cependant il acquit sur-le-champ la conviction absolue, inébranlable, qu’il avait reconnu cet homme et que ce ne pouvait être que Rogojine. Un instant après il se précipita sur ses pas dans l’escalier. Son cœur défaillait. «Tout va s’éclaircir!», se dit-il avec une singulière assurance.

L’escalier dans lequel le prince s’était élancé menait aux couloirs du premier et du second étages. Construit en pierre, comme ceux de toutes les vieilles maisons, il était sombre et étroit et montait autour d’un pilier massif. Au premier palier, un évidement ménagé dans ce pilier formait une sorte de niche qui n’avait pas plus d’un pas en largeur et un demi-pas en profondeur. Un homme pouvait y tenir. En arrivant à ce palier le prince remarqua aussitôt, malgré l’obscurité, que quelqu’un se dissimulait dans la niche. Son premier mouvement fut de passer outre, sans regarder à sa droite. Mais à peine avait-il fait un pas qu’il ne put se contenir et tourna la tête.

Alors, les deux yeux de l’après-midi, les mêmes yeux, croisèrent soudainement les siens. L’homme caché dans la niche avait fait un pas pour en sortir. Pendant une seconde tous deux restèrent face à face, se touchant presque. Brusquement le prince empoigna l’homme par les deux épaules et l’entraîna dans l’escalier, vers le jour, pour le mieux dévisager.

Les yeux de Rogojine étincelèrent et un sourire de rage crispa ses lèvres. Il leva sa main droite dans laquelle brillait un objet. Le prince n’eut pas l’idée de le retenir. Il se rappela seulement plus tard avoir poussé ce cri:

– Parfione, je ne le crois pas!

Il lui sembla alors que quelque chose s’ouvrait soudain devant lui; une lumière intérieure d’un éclat extraordinaire éclaira son âme. Peut-être ne fût-ce l’affaire que d’une demi-seconde; le prince n’en garda pas moins un souvenir clair et conscient du premier accent de l’horrible cri qui s’échappa de sa poitrine et que toutes ses forces eussent été impuissantes à réprimer. Puis la conscience s’éteignit instantanément en lui et il se trouva plongé au sein des ténèbres.

Il était en proie à une attaque d’épilepsie, ce qui ne lui était pas arrivé depuis très longtemps. On sait avec quelle soudaineté se déclarent ces attaques. À ce moment, la figure et surtout le regard du patient s’altèrent d’une manière aussi rapide qu’incroyable. Des convulsions et des mouvements spasmodiques contractent tout son corps et les traits de son visage. Des gémissements épouvantables, qu’on ne peut ni s’imaginer ni comparer à rien, sortent de sa poitrine; ils n’ont rien d’humain et il est difficile, sinon impossible, de se figurer, lorsqu’on les entend, qu’ils sont exhalés par ce malheureux. On croirait plutôt qu’ils émanent d’un autre être qui se trouverait à l’intérieur du malade. C’est ainsi du moins que beaucoup de personnes définissent leur impression. Sur nombre de gens, la vue de l’épileptique durant sa crise produit un indicible effet de terreur.

Il y a lieu de croire que Rogojine éprouva cette brusque sensation d’épouvante; venant s’ajouter à tant d’autres émotions, elle l’immobilisa sur place et sauva le prince du coup de couteau qui allait inévitablement s’abattre sur lui. Rogojine n’avait pas eu le temps de se rendre compte de l’attaque qui terrassait son adversaire. Mais, ayant vu celui-ci chanceler et tomber soudainement à la renverse dans l’escalier, la nuque portant contre une marche de pierre, il était descendu quatre à quatre en évitant le corps étendu et s’était enfui de l’hôtel presque comme un fou.