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Les convulsions et les spasmes du malade firent glisser son corps de marche en marche (il n’y en avait que quinze) jusqu’au bas de l’escalier. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que sa découverte provoqua un attroupement. Une flaque de sang autour de la tête fit naître des doutes: était-on en présence d’un accident ou d’un crime? Bientôt cependant, quelques personnes se rendirent compte qu’il s’agissait d’un cas d’épilepsie. Un garçon de l’hôtel reconnut dans le prince un client arrivé le matin. Les derniers doutes furent enfin dissipés grâce à une heureuse occurrence.

Kolia Ivolguine, qui avait promis d’être à la Balance à quatre heures et qui, changeant d’avis, s’était rendu à Pavlovsk, refusa, pour une raison inattendue, le dîner chez la générale Epantchine. Il regagna Pétersbourg et se rendit en hâte à la Balance où il était de retour vers les sept heures du soir. Ayant trouvé le billet qui lui annonçait que le prince était en ville, il courut à l’adresse indiquée. On lui apprit à l’hôtel que celui-ci était sorti. Il descendit à la salle à manger et l’attendit en prenant le thé et en écoutant l’orgue mécanique. Le hasard voulut qu’il entendît raconter que quelqu’un avait eu une attaque d’épilepsie. Poussé par un pressentiment justifié il se précipita sur le lieu de l’accident et reconnut le prince. On prit aussitôt les mesures nécessaires: le malade fut remonté dans sa chambre. Bien que revenu à lui, il fut assez long à retrouver toute sa connaissance. Le médecin, appelé pour examiner les plaies de la tête, prescrivit des cataplasmes et déclara que ces contusions n’offraient aucun danger. Au bout d’une heure le prince avait repris pleine conscience de ce qui l’entourait; Kolia le transporta alors en voiture de l’hôtel à la maison de Lébédev. Ce dernier accueillit le malade avec les plus vives démonstrations d’empressement et d’obséquiosité. À cause de lui il précipita même le départ pour la campagne: trois jours après, tout le monde était à Pavlovsk.

VI

La villa de Lébédev était petite mais confortable et même jolie. La partie mise en location était décorée avec un soin particulier. À l’entrée de l’habitation, sur la terrasse qui la séparait de la rue, des orangers, des citronniers et des jasmins étaient disposés dans de grands baquets peints en vert, qui, selon le calcul de Lébédev, devaient produire le plus heureux effet. Quelques-uns de ces arbustes avaient été acquis par lui avec le fonds, et l’impression qu’il avait éprouvée en les voyant alignés sur la terrasse avait été si séduisante qu’il avait profité d’une vente aux enchères pour en acheter d’autres. Lorsque toutes ces plantes eurent été transportées dans la villa et mises en place, il descendit plusieurs fois par jour les degrés de la terrasse pour contempler, de la rue, le coup d’œil qu’elles offraient, en supputant chaque fois la majoration qu’il allait exiger de son futur locataire.

La villa plut beaucoup au prince, qui était resté affaibli, abattu et physiquement brisé. En fait, dès son arrivée à Pavlovsk, c’est-à-dire le troisième jour après son accès, il avait à peu près recouvré l’apparence de la santé; mais il ne se sentait pas encore complètement remis. Il avait été heureux de voir du monde autour de lui durant ces trois jours: Kolia, qui ne le quittait presque pas, la famille Lébédev (sauf le neveu qui avait décampé on ne savait où) et Lébédev lui-même. Il avait même pris plaisir à la visite que le général Ivolguine lui avait faite à Pétersbourg, avant son départ.

Le soir même de son arrivée à Pavlovsk, un assez grand nombre de familiers s’étaient, malgré l’heure, réunis autour de lui sur la terrasse: il vit d’abord arriver Gania, qu’il eut peine à reconnaître tant il était changé et amaigri; ensuite Barbe et Ptitsine, qui villégiaturaient également à Pavlovsk. Le général Ivolguine était presque constamment chez Lébédev; c’était à croire qu’il l’avait suivi dans son déménagement. Lébédev faisait tout son possible pour le retenir près de lui et l’empêcher d’approcher le prince. Il le traitait en ami et ils avaient tous deux l’air de se connaître de longue date. Le prince les vit à diverses reprises, durant ces trois jours, engager de longues conversations: ils criaient et semblaient même débattre des questions scientifiques, ce qui était apparemment du goût de Lébédev. On eût dit que celui-ci ne pouvait plus se passer du général. Au reste il prenait les mêmes précautions vis-à-vis de sa famille, par égard pour le prince, depuis leur installation dans la villa; sous prétexte de ne pas le déranger, il ne laissait personne approcher de son hôte; il frappait du pied et courait après ses enfants aussitôt qu’ils faisaient mine d’aller sur la terrasse où se trouvait le prince, bien que celui-ci eût prié qu’on ne les éloignât point. Véra elle-même, avec le bébé sur les bras, n’échappait pas à ses vivacités.

– D’abord, ripostait-il aux objections du prince, une pareille familiarité aboutirait, si on l’autorisait, à un manque de respect; ensuite, ce serait même une inconvenance de leur part…

– Mais pourquoi cela? intercédait le prince. Je vous assure que votre surveillance et vos sévérités ne servent qu’à me chagriner. Comme je vous l’ai dit maintes fois, je m’ennuie tout seul et vous-même ne faites que redoubler mes transes en gesticulant sans cesse et en marchant sur la pointe des pieds.

Il faisait allusion à l’habitude qu’avait prise Lébédev, depuis ces trois jours, d’entrer chez lui à chaque instant, tout en chassant les familiers sous prétexte d’assurer au malade la tranquillité dont il avait besoin. Il commençait par entre-bâiller la porte, passait la tête et examinait la chambre comme pour vérifier si le prince était là et n’avait pas pris la fuite. Puis, sur la pointe des pieds, il s’approchait furtivement du fauteuil, effrayant parfois son locataire par une apparition inattendue. Il lui demandait à tout bout de champ s’il n’avait besoin de rien. Et, lorsque le prince finissait par le prier de le laisser en repos, il sortait docilement et sans mot dire, marchant toujours à pas de loup et gesticulant sans cesse, comme pour donner à entendre qu’il n’était entré qu’en passant, qu’il n’avait rien de plus à ajouter, qu’il sortait et ne reviendrait plus. Ce qui ne l’empêchait pas de réapparaître un quart d’heure, si ce n’était dix minutes plus tard.

Kolia, qui avait libre accès auprès du prince, excitait par là l’envie de Lébédev, mortifié et même indigné de cette préférence. Il avait remarqué que Lébédev restait parfois une demi-heure derrière la porte à épier sa conversation avec le prince et il en avait naturellement averti celui-ci.

– Vous me tenez sous clé comme si vous étiez maître de ma personne, protesta le prince. J’entends qu’il en soit autrement, du moins ici, à la campagne. Sachez que je recevrai qui je veux et irai où bon me semblera!

– Sans l’ombre d’un doute! répondit Lébédev en agitant les bras.

Le prince le regarda fixement de la tête aux pieds.

– Dites-moi, Loukiane Timoféïévitch, avez-vous transporté ici la petite armoire que vous aviez au-dessus de votre lit à Pétersbourg?

– Non, je ne l’ai pas déménagée.

– Comment, vous l’avez laissée là-bas?

– Il n’y avait pas moyen de la transporter. Il aurait fallu la desceller du mur… Elle est solidement fixée.