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– Je n’en disconviens pas, mais vous avouerez que dans votre article il y a…

– Il y a des passages un peu forts… c’est ce que vous voulez dire? Mais ils sont justifiés, en quelque sorte, par des considérations d’intérêt social, reconnaissez-le vous-même; et puis, peut-on laisser passer pareille occasion? Tant pis pour les coupables; l’intérêt de la société avant tout! Pour ce qui est de certaines inexactitudes ou, pour mieux dire, de certaines hyperboles, vous conviendrez encore que ce qui importe principalement, c’est l’initiative, le but poursuivi, l’intention. L’essentiel, c’est de donner un exemple salutaire, quitte à débattre ensuite les cas particuliers. Enfin, quant au style, mon Dieu, c’est le genre humoristique; tout le monde écrit comme cela, reconnaissez-le vous-même! Ha ha!

– Mais vous avez fait fausse route, messieurs, s’exclama le prince, je vous l’affirme. Vous avez publié l’article avec l’idée que je ne voudrais absolument rien faire pour M. Bourdovski. Vous avez, dans cette supposition, cherché à m’intimider et à tirer vengeance de moi. Mais qu’en savez-vous? J’ai peut-être l’intention de donner satisfaction à Bourdovski. Et je vous le dis maintenant d’une façon positive, devant toutes les personnes présentes: telle est en effet mon intention…

– Enfin! voilà une parole sensée et noble, émise par un homme sensé et très noble! proclama le boxeur.

– Mon Dieu! soupira involontairement Elisabeth Prokofievna.

– C’est intolérable! gronda le général.

– Permettez, messieurs! laissez-moi exposer l’affaire, supplia le prince. Il y a environ cinq semaines, j’ai reçu à Z. la visite de Tchébarov, votre mandataire et homme d’affaires, monsieur Bourdovski. Vous avez fait de lui un portrait, très séduisant dans votre article, monsieur Keller, ajouta en riant le prince qui s’était tourné vers le boxeur. – Cependant le personnage ne m’a pas plu du tout. J’ai compris du premier coup que ce Tchébarov avait été l’instigateur de toute l’affaire et qu’il vous y avait peut-être engagé, monsieur Bourdovski, en abusant de votre simplicité, soit dit en toute franchise.

– Vous n’avez pas le droit… je… je ne suis pas si simple…, bafouilla Bourdovski tout décontenancé.

– Vous n’avez nul droit d’émettre de pareilles suppositions, proféra d’un ton sentencieux le neveu de Lébédev.

– C’est souverainement affreux! glapit Hippolyte. C’est une supposition blessante, mensongère et sans aucun rapport avec l’affaire.

Le prince s’empressa de se disculper.

– Pardon, messieurs, pardon. Je vous en prie, excusez-moi. J’avais pensé qu’il serait préférable de s’exprimer, de part et d’autre, avec une entière sincérité. Mais il en sera comme vous le voudrez. J’ai répondu à Tchébarov qu’étant absent de Pétersbourg je priais sans retard un ami de suivre cette affaire et que je vous aviserais du résultat, vous, monsieur Bourdovski. Je vous dirai sans ambages, messieurs, que c’est justement l’intervention de Tchébarov qui m’a fait flairer une escroquerie… Oh! ne vous offensez pas, messieurs! pour l’amour du Ciel! ne vous offensez pas! s’écria le prince effrayé de voir se raviver l’émoi de Bourdovski et les protestations de ses compagnons. – Quand je dis que la réclamation me paraissait une escroquerie, cela ne saurait vous viser personnellement. N’oubliez pas que je ne connaissais alors aucun de vous; j’ignorais même vos noms. Je n’ai jugé l’affaire que d’après Tchébarov. Je parle d’une manière générale, car… si vous saviez seulement combien on m’a trompé depuis que j’ai reçu cet héritage!

– Prince, vous êtes terriblement naïf, observa le neveu de Lébédev sur un ton de sarcasme.

– Et vous êtes, en outre, prince et millionnaire! Donc, en dépit de la bonté et de la simplicité de cœur que vous pouvez avoir, vous ne sauriez échapper à la loi générale, renchérit Hippolyte.

– C’est possible, c’est bien possible, messieurs, acquiesça rapidement le prince, encore que je ne comprenne pas de quelle loi générale vous parlez. Mais je continue et vous prie de ne pas vous échauffer inutilement; je vous jure que je n’ai pas la moindre intention de vous offenser. Qu’est-ce que cela signifie, messieurs? On ne peut pas dire une parole de sincérité sans que vous vous rebiffiez?

«D’abord, j’ai été stupéfait en apprenant l’existence d’un «fils de Pavlistchev» et la situation misérable dans laquelle, au dire de Tchébarov, il se trouvait. Pavlistchev a été mon bienfaiteur et l’ami de mon père. (Ah! monsieur Keller, pourquoi avez-vous, dans votre article, écrit des choses aussi fausses au sujet de mon père? Jamais il n’a détourné les fonds de sa compagnie et jamais il n’a maltraité aucun de ses subordonnés; j’en suis profondément convaincu; comment votre main a-t-elle pu écrire une calomnie pareille?) Et ce que vous avez dit de Pavlistchev est tout à fait inadmissible. Vous prétendez que cet homme si noble a été un débauché et un caractère léger. Vous avancez cela avec autant d’assurance que si c’était la vérité. Or c’était l’homme le plus chaste qui fût au monde! C’était en outre un remarquable savant: il a été en correspondance avec nombre de personnalités scientifiques et il a donné beaucoup d’argent dans l’intérêt de la science. Pour ce qui est de son cœur et de ses bonnes actions, vous avez eu raison d’écrire que j’étais alors presque un idiot et ne pouvais rien en comprendre (toutefois je parlais et entendais le russe). Mais je suis maintenant capable de juger tout ce dont j’ai le souvenir…

– Permettez, cria Hippolyte, ne tombons-nous pas dans un excès de sentimentalité? Nous ne sommes pas des enfants. Vous vouliez aller au fond de l’affaire; il est neuf heures passées, ne l’oubliez pas!

– Soit, messieurs, je le veux bien, accorda aussitôt le prince. Après un premier mouvement de défiance, je me dis que je pouvais me tromper et que Pavlistchev avait peut-être eu un fils. Mais ce qui me paraissait à peine croyable, c’était que ce fils pût aussi légèrement et, disons-le, aussi publiquement dévoiler le secret de sa naissance et déshonorer sa mère. Car Tchébarov m’avait déjà menacé de faire un scandale…

– Quelle sottise! s’écria le neveu de Lébédev.

– Vous n’avez pas le droit… vous n’avez pas le droit, s’exclama Bourdovski.

– Un fils n’est pas responsable de l’inconduite de son père, et la mère n’est pas coupable, jeta de sa voix perçante Hippolyte très excité.

– C’était, à mon sens, une raison de plus pour l’épargner, fit timidement observer le prince.

– Vous n’êtes pas seulement naïf, prince; peut-être passez-vous les bornes de la simplicité, dit avec un rire méchant le neveu de Lébédev.

– Et quel droit aviez-vous?… interrogea Hippolyte d’une voix qui n’avait plus rien de naturel.

– Aucun, aucun! se hâta d’ajouter le prince; ici vous avez raison, je l’avoue. Mais cela a été plus fort que moi. Aussitôt après, j’ai réfléchi que mon impression personnelle ne devait pas influer sur l’affaire. Dès lors que je me tenais pour obligé de donner satisfaction à M. Bourdovski par reconnaissance envers la mémoire de Pavlistchev, le fait d’estimer ou non M. Bourdovski ne changeait rien à cette obligation. Si je vous ai parlé de mon hésitation, c’est seulement, messieurs, parce qu’il m’avait semblé peu naturel qu’un fils révélât aussi publiquement le secret de sa mère… En un mot, ce fut surtout cet argument qui me convainquit que Tchébarov devait être une canaille, dont les supercheries avaient entraîné M. Bourdovski dans cette escroquerie.

– Ah! cela passe toute mesure! s’écrièrent les visiteurs; quelques-uns même se levèrent impulsivement.

– Messieurs! C’est ce même argument qui me fit conjecturer que ce malheureux M. Bourdovski devait être un simple d’esprit, un homme sans défense, à la merci des manigances des escrocs; je n’en avais donc que plus impérieusement le devoir de lui venir en aide en tant que «fils de Pavlistchev», et cela de trois manières: d’abord en contrecarrant auprès de lui l’influence de Tchébarov, ensuite en le guidant avec dévouement et affection; enfin en lui remettant dix mille roubles, c’est-à-dire, d’après mon calcul, l’équivalent de l’argent que Pavlistchev a dépensé pour moi.