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– J’en suis enchanté, Parfione, enchanté! dit le prince avec sincérité. Qui sait? Peut-être Dieu consentira-t-il à vous unir.

– Cela ne sera jamais! s’écria Rogojine avec emportement.

– Écoute, Parfione: si tu l’aimes tant, se peut-il que tu ne tiennes pas à mériter son estime? Et si tu y tiens, se peut-il que tu désespères d’y parvenir? Tout à l’heure je t’ai dit que je ne comprenais pas qu’elle acceptât de t’épouser. Mais, bien que je ne la saisisse pas, il doit y avoir à cela une raison plausible; on n’en saurait douter. Elle est convaincue de ton amour; mais elle n’est pas moins convaincue que tu possèdes certaines qualités. Il ne peut en être autrement, et ce que tu viens de raconter me confirme dans cette assurance. Tu dis toi-même qu’elle a trouvé le moyen de te parler et de te traiter d’une manière toute différente de celle à laquelle tu es habitué. Tu es soupçonneux et jaloux, c’est pour cela que tu as exagéré tout le mal que tu as remarqué en elle. Il est certain qu’elle n’a pas de toi une aussi mauvaise opinion que tu le dis. Sans quoi il faudrait admettre qu’en t’épousant elle se condamne, de propos délibéré, à périr noyée ou égorgée. Est-ce possible? Qui va, en connaissance de cause, au-devant de la mort?

Parfione écoutait les vibrantes paroles du prince avec un sourire amer. Sa conviction paraissait inébranlablement assise.

– Quel regard sinistre tu fixes sur moi, Parfione! ne put s’empêcher de dire le prince avec un sentiment d’angoisse.

– Périr noyée ou égorgée! s’exclama enfin Rogojine. Hé! justement: si elle se marie avec moi, c’est à coup sûr pour être égorgée de ma main! Non! se peut-il, prince, que tu n’aies pas encore compris de quoi il s’agit dans toute cette affaire?

– Je ne te saisis pas.

– Après tout, il se peut qu’il ne me comprenne pas, hé! hé! On prétend en effet que tu es un peu… comme cela. Elle en aime un autre, y es-tu? Elle en aime un autre à présent, comme je l’aime, elle. Et cet autre, sais-tu qui c’est? C’est toi! Quoi, tu ne le savais pas?

– Moi!

– Oui, toi. Elle a commencé à t’aimer du jour de sa fête. Seulement elle pense qu’il lui est impossible de t’épouser, parce qu’elle te couvrirait de honte et gâcherait ton avenir. «On sait qui je suis», dit-elle. Elle s’en est toujours tenue là et ne s’est pas gênée pour me le déclarer en face. Toi, elle redoute de te perdre et de te déshonorer; mais moi, elle peut m’épouser, c’est sans importance. Voilà le cas qu’elle fait de moi; retiens cela.

– Mais comment a-t-elle pu te fuir pour se réfugier auprès de moi et me fuir…

– Pour revenir à moi? Hé! peut-on savoir ce qui lui passe par la tête? Elle est maintenant dans un état de fébrilité. Un jour elle me crie: «Je t’épouse comme j’irais me jeter à l’eau. Marions-nous au plus vite!» Elle-même presse les préparatifs, fixe le jour de la cérémonie… Puis, quand ce jour approche, elle prend peur, ou d’autres idées, Dieu sait lesquelles! lui traversent la cervelle. Tu l’as bien vue. Elle pleure, elle rit, elle se démène fiévreusement. Quoi d’étonnant qu’elle se soit également sauvée loin de toi? elle t’a fui parce qu’elle s’est aperçue de la véhémence de la passion que tu lui inspirais. Rester auprès de toi était au-dessus de ses forces. Tu as prétendu tout à l’heure que je l’avais retrouvée à Moscou. Cela n’est pas exact; c’est elle qui est accourue chez moi en te fuyant; elle m’a dit: «Fixe le jour, je suis prête! Fais venir du champagne! Allons entendre les tziganes!» Et elle criait. Sans moi, il y a beau temps qu’elle se serait jetée à l’eau, je t’en réponds. Si elle ne le fait pas, c’est peut-être qu’elle me trouve encore plus dangereux que l’eau. Elle m’épousera par perversité… si elle m’épouse; je dis bien: par perversité.

– Mais comment peux-tu… comment… s’écria le prince sans achever sa phrase. Il regardait Rogojine avec épouvante.

– Pourquoi n’achèves-tu pas? fit celui-ci en ricanant. Veux-tu que je te dise ce que tu penses en ce moment? Tu penses: «Comment peut-elle l’épouser maintenant? Comment peut-on la laisser faire un pareil mariage?» Ton sentiment ne fait pas de doute…

– Ce n’est pas pour cela, Parfione, que je suis venu ici, je te le répète; ce n’est pas cette idée que j’avais dans l’esprit.

– Il se peut que tu ne sois pas venu pour cela et que tu n’aies pas eu au début cette idée dans l’esprit, mais maintenant c’est certainement ta façon de penser, hé! hé! Allons, en voilà assez! Pourquoi as-tu été si bouleversé? Est-ce que vraiment tu ne savais rien de cela? Tu me surprends!

– Tout cela, Parfione, c’est de la jalousie. C’est maladif. Tu manques de mesure, tu exagères… balbutia le prince au comble de l’émotion. – Mais qu’est-ce que tu as?

– Laisse ceci, fit Parfione en arrachant rapidement des mains du prince et en remettant en place un petit couteau que celui-ci avait pris sur la table, à côté du livre.

– Quand je suis parti pour Pétersbourg, poursuivit le prince, j’ai eu comme un pressentiment… Il m’en coûtait de venir ici. Je voulais oublier tout ce qui me rattache à cette ville, l’extirper de mon cœur! Allons, adieu… Mais qu’as-tu encore?

Tout en parlant le prince avait, par distraction, repris le petit couteau. Rogojine le lui ôta des mains et le jeta sur la table. Ce couteau était d’une forme assez simple; le manche était fait d’un pied de cerf, la lame était longue de trois verchoks et demi, et large en proportion.

En voyant le prince surpris qu’il le lui eût retiré à deux reprises des mains, Rogojine prit le couteau avec colère et le glissa dans le livre qu’il lança sur une autre table.

– Tu t’en sers comme de coupe-papier? demanda le prince d’un ton distrait, mais toujours sous l’empire d’une obsession.

– Oui…

– C’est cependant un couteau de jardin.

– Oui. Est-ce qu’on ne peut pas couper les pages avec un couteau de jardin?

– Mais il est… tout neuf.