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Kolia poussa même l’effronterie jusqu’à souligner tout haut son succès afin de porter à son comble l’irritation d’Elisabeth Prokofievna, avec laquelle il avait constamment des piques, parfois très blessantes, en dépit de leur amitié.

– Patience, mon cher, ne te presse pas tant! Ne gâte pas ton triomphe! riposta-t-elle en s’asseyant dans le fauteuil que le prince lui avait avancé.

Lébédev, Ptitsine et le général Ivolguine s’empressèrent d’offrir des sièges aux jeunes filles. Le général présenta une chaise à Aglaé. Lébédev en approcha une autre du prince Stch… devant lequel il se courba avec une déférence extraordinaire. Barbe, comme de coutume, salua les jeunes filles avec effusion et se mit à chuchoter avec elles.

– C’est vrai, prince, que je pensais te trouver au lit, tant mes craintes avaient exagéré les choses. Et, pour ne pas mentir, je t’avouerai que j’ai été très contrariée tout à l’heure en voyant ta mine prospère, mais je te jure que cette contrariété n’a duré qu’une minute, le temps de réfléchir. Quand je réfléchis, j’agis et je parle toujours d’une manière plus sensée. Je crois que tu es dans le même cas. Pour tout dire, si j’avais eu un fils malade, son rétablissement m’aurait peut-être fait moins de plaisir que le tien. Si tu ne me crois pas en cela, c’est une honte pour toi et non pour moi. Mais ce garnement se permet de me jouer encore bien d’autres tours que celui-ci. Il paraît que tu le protèges; dans ce cas je te préviens qu’un de ces quatre matins je me priverai, sois-en sûr, de l’avantage et de l’honneur de le compter parmi mes relations.

– Mais en quoi suis-je donc coupable? s’écria Kolia. J’aurais eu beau vous affirmer que le prince était presque rétabli, vous n’auriez pas voulu me croire; vous trouviez beaucoup plus intéressant de vous le représenter sur son lit de mort.

– Es-tu ici pour longtemps? demanda Elisabeth Prokofievna au prince.

– Pour tout l’été, et peut-être même pour plus longtemps.

– Tu es seul? Tu n’es pas marié?

– Non, je ne suis pas marié, répondit le prince en souriant de la naïveté avec laquelle elle avait lancé cette pointe.

– Il n’y a pas de quoi sourire; cela peut arriver. Mais je pense à la villégiature: pourquoi n’es-tu pas descendu chez nous? Nous avons tout un pavillon inoccupé. Après tout, c’est ton affaire! Tu es le locataire de cet individu? ajouta-t-elle à mi-voix en désignant des yeux Lébédev. Pourquoi fait-il toujours des contorsions?

À ce moment Véra, sortant de l’appartement, parut sur la terrasse; comme à l’ordinaire elle tenait le nouveau-né dans ses bras. Lébédev, qui tournait autour des chaises sans savoir que faire de sa personne mais sans se décider à s’en aller, s’élança brusquement sur sa fille et se mit à gesticuler pour l’éloigner. Il s’oublia même jusqu’à frapper le sol du pied.

– Il est fou? demanda précipitamment la générale.

– Non, il…

– Il est ivre, peut-être? Eh bien, tu es en jolie compagnie! fit-elle sèchement après avoir jeté un coup d’œil sur les autres visiteurs. – Toutefois voici une charmante jeune fille. Qui est-ce?

– C’est Véra Loukianovna, la fille de ce Lébédev.

– Ah!… elle est très gracieuse. Je veux faire sa connaissance.

Mais Lébédev, qui avait entendu les paroles flatteuses d’Elisabeth Prokofievna, amenait déjà sa fille pour la présenter lui-même.

– Des orphelins, ce sont des orphelins! gémit-il en s’approchant avec obséquiosité. – Et le bébé qu’elle a dans les bras est aussi un orphelin; c’est sa sœur Lioubov, ma fille née en très légitime mariage de mon épouse Hélène, morte en couches voici six semaines par la volonté de Dieu… Oui… elle lui tient lieu de mère, bien qu’elle ne soit que sa sœur… rien de plus, rien…

– Et toi, mon brave, tu n’es rien de plus qu’un imbécile; excuse ma franchise. Maintenant, en voilà assez! je suppose que tu le comprends de toi-même, ajouta-t-elle dans un subit accès d’indignation.

– C’est l’exacte vérité! répondit Lébédev en s’inclinant avec un profond respect.

– Dites-moi, monsieur Lébédev, on prétend que vous interprétez l’Apocalypse. Est-ce vrai? demanda Aglaé.

– C’est l’exacte vérité!… Voici quinze ans que je l’interprète.

– J’ai entendu parler de vous. Je crois même qu’il a été question de vous dans les journaux.

– Non; les journaux ont parlé d’un autre commentateur; il est mort et je l’ai remplacé, reprit Lébédev qui ne se tenait plus de joie.

– Faites-moi le plaisir, puisque nous sommes voisins, de venir un jour m’interpréter quelques passages de l’Apocalypse. Je n’y comprends goutte.

– Je ne puis me dispenser de vous prévenir, Aglaé Ivanovna, que tout cela n’est de sa part que du charlatanisme, croyez-m’en! fit précipitamment le général Ivolguine qui, assis à côté d’Aglaé, était au supplice de ne pouvoir se mêler à la conversation. – Évidemment, la vie à la campagne a ses droits comme aussi ses plaisirs, continua-t-il. Recevoir chez soi un pareil intrus pour se faire expliquer l’Apocalypse, c’est une fantaisie comme une autre, voire une fantaisie d’une ingéniosité remarquable, mais je… Vous avez l’air de me regarder avec surprise? Permettez que je me présente: général Ivolguine. Je vous ai portée sur mes bras, Aglaé Ivanovna.

– Charmée de faire votre connaissance. Je connais Barbe Ardalionovna et Nina Alexandrovna, murmura Aglaé qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire.

Elisabeth Prokofievna se fâcha tout rouge… La colère trop longtemps contenue dans son cœur avait besoin de s’épancher. Elle ne pouvait supporter le général Ivolguine qu’elle avait connu autrefois, il y avait fort longtemps.

– Tu mens, mon cher, selon ton habitude! Tu n’as jamais porté ma fille sur tes bras, lui dit-elle avec emportement.

– Vous l’avez oublié, maman, mais c’est, ma foi, vrai qu’il m’a portée, confirma soudain Aglaé. C’était à Tver, où nous habitions alors. J’avais six ans et je m’en souviens. Il m’a fait une flèche et un arc, il m’a appris à tirer et j’ai tué un pigeon. Vous ne vous rappelez pas que nous avons tué ensemble un pigeon?

– Et moi, il m’a donné un casque en carton et une épée de bois; je m’en souviens également! s’écria Adélaïde.

– Moi aussi, je m’en souviens! renchérit Alexandra. Vous vous êtes même querellées à propos du pigeon blessé et on vous a mises chacune dans un coin. Adélaïde a dû rester plantée là avec son casque et son épée.

En rappelant à Aglaé qu’il l’avait portée dans ses bras, le général avait seulement voulu dire quelque chose pour lier conversation, comme il en usait avec tous les jeunes gens dont il jugeait opportun de faire la connaissance. Mais, comme par un fait exprès, il se trouva cette fois-ci qu’il était tombé juste en évoquant une circonstance véridique qu’il avait lui-même oubliée. Si bien que lorsque Aglaé eut inopinément attesté qu’ils avaient tué ensemble un pigeon, la mémoire lui revint d’un seul coup et il se rappela tout dans les moindres détails, comme il advient souvent aux vieilles gens qui remémorent un passé lointain. Il serait difficile de dire ce qui, dans cette évocation, fit impression sur le pauvre général, un peu gris comme à son ordinaire; toujours est-il qu’il en parut vivement ému.

– Je me rappelle, oui je me rappelle tout! s’exclama-t-il. J’étais alors capitaine en second. Vous étiez si petite, si mignonne! Nina Alexandrovna…, Gania… C’était le temps où… j’étais reçu chez vous. Ivan Fiodorovitch…

– Et tu vois à quoi tu en es arrivé maintenant! reprit la générale. Cependant la boisson n’a pas étouffé en toi les sentiments nobles, puisque tu t’attendris ainsi sur ce souvenir. Mais tu as martyrisé ta femme. Au lieu de donner l’exemple à tes enfants, tu te fais mettre à la prison pour dettes. Va-t’en d’ici, mon ami! retire-toi n’importe où, derrière la porte, dans un coin, et pleure en te rappelant ton innocence d’antan; peut-être Dieu te pardonnera-t-il! Allons, va! je te parle sérieusement.

Pour se corriger, il n’y a rien de tel que de se souvenir du passé avec contrition.

Ce n’était pas la peine d’insister: le général avait la sensibilité aiguë des gens qui ont l’habitude de boire et il lui était pénible, comme à tous les déclassés, de se remémorer les jours heureux. Il se leva et se dirigea vers la porte avec une telle docilité qu’Elisabeth Prokofievna le prit aussitôt en pitié.

– Ardalion Ardalionovitch, mon ami, s’écria-t-elle en le rappelant, attends une minute! nous sommes tous pécheurs; quand tu sentiras que ta conscience est un peu calmée, viens me voir, nous consacrerons un moment à causer du passé. Qui sait si je n’ai pas commis cinquante fois plus de péchés que toi? Mais maintenant adieu, va-t’en! tu n’as rien à faire ici…, ajouta-t-elle brusquement, effrayée de le voir revenir.