Le prince riait toujours. Aglaé frappa du pied avec dépit. Son air de gravité dans une pareille conversation intrigua quelque peu le prince. Il sentait vaguement qu’il aurait dû s’enquérir de certains points, poser des questions sur des sujets en tout cas plus sérieux que la manière de charger un pistolet. Mais cela lui était sorti de la tête: il n’avait plus d’autre sensation que celle de la voir assise seule devant lui et de la regarder. Ce dont elle pouvait l’entretenir en ce moment lui était à peu près indifférent.
Enfin Ivan Fiodorovitch lui-même descendit de l’étage supérieur et parut sur la terrasse; il allait sortir et semblait maussade, préoccupé et résolu.
– Ah! Léon Nicolaïévitch, c’est toi… Où vas-tu maintenant? lui demanda-t-il, bien que le prince n’eût aucune velléité de bouger. Viens, j’ai un petit mot à te dire.
– Au revoir, fit Aglaé, qui tendit la main au prince.
La terrasse était déjà assez sombre, en sorte que ce dernier ne put voir distinctement en cet instant les traits de la jeune fille. Une minute après, alors que le général et lui étaient déjà sortis de la villa, il rougit soudain affreusement et crispa avec force la main droite.
Il se trouva qu’Ivan Fiodorovitch devait suivre le même chemin que lui. En dépit de l’heure tardive, il avait hâte d’aller rejoindre quelqu’un pour traiter une affaire. En attendant il se mit à parler au prince d’un ton précipité, confus et passablement incohérent; le nom d’Elisabeth Prokofievna revenait souvent dans ses propos. Si le prince avait été plus capable d’attention en ce moment, il aurait peut-être deviné que son interlocuteur cherchait à lui tirer quelques renseignements ou plutôt à lui poser carrément une question, mais sans réussir à aborder le point essentiel. Constatons-le à sa honte, il était si distrait qu’il n’entendit pas le premier mot de ce que lui dit le général et, lorsque celui-ci se planta devant lui pour lui poser une question brûlante, force lui fut de confesser qu’il n’avait rien compris.
Le général haussa les épaules.
– Quels drôles de gens vous faites tous, à tous les points de vue! reprit-il en donnant libre cours à sa faconde. Je te dis que je ne comprends goutte aux idées et aux frayeurs d’Elisabeth Prokofievna. Elle se met dans tous ses états, elle pleure, elle dit qu’on nous a vilipendés, déshonorés. Qui? Comment? Avec qui? Quand et pourquoi? J’ai eu des torts, je le reconnais, de graves torts, mais enfin l’acharnement de cette femme agitée (qui au surplus se conduit mal) est de ceux auxquels la police peut couper court; je compte même aujourd’hui aller voir quelqu’un et faire prendre des mesures. Tout peut se régler tranquillement, en douceur, voire avec des ménagements, en faisant agir des relations et sans aucun esclandre. Je conviens encore que l’avenir est gros d’événements et que bien des choses restent à éclaircir; nous sommes en présence d’une intrigue. Mais si personne ici ne sait rien et si là-bas on n’y comprend pas davantage, si moi je n’ai rien entendu dire, ni toi non plus, ni un troisième, ni un quatrième, ni un cinquième, alors, je te le demande, qui au bout du compte est au courant de l’affaire? Comment expliques-tu cela, à moins d’admettre que nous soyons en face d’un demi-mirage, d’un phénomène irréel, comme qui dirait la clarté de la lune… ou toute autre vision fantomatique?
– Elle est folle, balbutia le prince dans une soudaine et douloureuse évocation de tout ce qui s’était passé dans la journée.
– Admettons, si c’est de celle-là que tu parles! J’ai pensé à peu près comme toi et me suis reposé sur cette idée. Mais je constate maintenant que leur façon de voir est plus juste, et je ne crois plus à la folie. Évidemment cette femme n’a pas le sens commun, mais elle n’est pas folle; elle a même beaucoup de finesse. Sa sortie d’aujourd’hui à propos de Capiton Alexéïévitch ne le prouve que trop. Elle agit avec canaillerie ou du moins avec jésuitisme pour atteindre un but précis.
– Quel Capiton Alexéïévitch?
– Ah! mon Dieu, Léon Nicolaïévitch! mais tu ne m’écoutes pas du tout! J’ai commencé par te parler de Capiton Alexéïévitch; j’en suis si bouleversé que les bras et les jambes m’en tremblent encore. C’est pour cela que je suis revenu aujourd’hui si tard de la ville. Capiton Alexéïévitch Radomski, l’oncle d’Eugène Pavlovitch…
– Eh bien? s’écria le prince.
– Il s’est brûlé la cervelle ce matin, à l’aube, à sept heures. C’était un respectable septuagénaire, un épicurien. Et, tout comme elle l’a dit, il a fait un trou, un trou considérable dans la caisse!
– Mais d’où a-t-elle pu…
– Savoir cela? ha! ha! Mais il lui a suffi de se montrer pour que tout un état-major se groupe autour d’elle. Tu sais quels personnages la fréquentent maintenant ou briguent «l’honneur de faire sa connaissance». Il n’y a rien d’étonnant à ce que ceux de ses visiteurs qui viennent de la ville l’aient mise au courant de quelque chose, car tout Pétersbourg connaît déjà la nouvelle, comme d’ailleurs la moitié ou peut-être la totalité de Pavlovsk. Mais quelle réflexion futée elle a faite, selon ce que l’on m’a rapporté, au sujet de l’uniforme d’Eugène Pavlovitch, c’est-à-dire de l’à-propos avec lequel celui-ci a donné sa démission! Quelle insinuation infernale! Non, cela ne décèle pas la folie. Certes, je me refuse à croire qu’Eugène Pavlovitch ait pu prophétiser la catastrophe, autrement dit savoir qu’elle aurait lieu à telle date, à sept heures du matin, etc. Mais il a pu en avoir le pressentiment. Quand je pense que le prince Stch… et moi, et nous tous, nous étions persuadés qu’il hériterait de lui! C’est terrible, terrible! Au reste, comprends-moi bien, je ne porte aucune accusation contre Eugène Pavlovitch; je m’empresse de te le déclarer. Néanmoins il y a là quelque chose de suspect. Le prince Stch… est au comble de la consternation. Tout cela est survenu d’une manière si étrange!
– Mais qu’y a-t-il donc de suspect dans la conduite d’Eugène Pavlovitch?
– Absolument rien! Il s’est comporté de la façon la plus correcte. Je n’ai d’ailleurs fait aucune allusion. Sa fortune personnelle est, je pense, hors de cause. Il va de soi qu’Elisabeth Prokofievna ne veut même pas entendre parler de lui… Mais le plus grave, ce sont toutes ces catastrophes domestiques ou, pour mieux dire, toutes ces anicroches, enfin… on ne sait même pas quel nom leur donner… Toi, Léon Nicolaïévitch, tu es, à proprement parler, un ami de la maison; eh bien! figure-toi que nous venons d’apprendre (encore que la chose ne soit pas sûre) qu’Eugène Pavlovitch se serait expliqué avec Aglaé, il y a déjà plus d’un mois, et aurait, paraît-il, essuyé un refus catégorique!
– Ce n’est pas possible! s’écria le prince avec feu.
– Mais est-ce que tu en sais quelque chose? fit le général qui tressaillit d’étonnement et resta comme cloué sur place. -Vois-tu, mon bien cher ami, j’ai peut-être eu tort et manqué de tact en te parlant de cela, mais c’est parce que tu… tu es… un homme à part. Peut-être sais-tu quelque chose de particulier?
– Je ne sais rien… sur le compte d’Eugène Pavlovitch, murmura le prince.
– Moi non plus! Moi… mon cher ami, on a juré de m’enterrer, de m’ensevelir; on ne veut pas se rendre compte que cela est pénible pour un homme et que je ne le supporterai pas. Tout à l’heure il y a eu une scène terrible! Je te parle comme à mon propre fils. Et le plus fort c’est qu’Aglaé a l’air de se moquer de sa mère. Quant au refus qu’elle aurait opposé il y a un mois à Eugène Pavlovitch et à l’explication assez décisive qu’ils auraient eue, ce sont là des conjectures de ses sœurs… conjectures d’ailleurs plausibles. Mais il s’agit d’une créature autoritaire et fantasque à un point qu’on ne saurait dire. Elle a tous les nobles élans de l’âme, toutes les qualités brillantes du cœur et de l’esprit, elle a tout cela, je l’admets; mais elle est si capricieuse, si moqueuse! Bref c’est un caractère diabolique et qui a ses lubies. Tout à l’heure elle s’est ouvertement moquée de sa mère, de ses sœurs, du prince Stch… Je ne parle même pas de moi, qui suis rarement à l’abri de ses railleries, mais moi, que suis-je? Tu sais combien je la chéris, jusque dans ses moqueries, et j’ai l’impression que, pour cette raison, cette petite diablesse m’aime tout particulièrement, je veux dire plus que tous les autres. Je gage qu’elle a déjà eu l’occasion d’exercer aussi sur toi son persiflage. Je vous ai trouvés tout à l’heure en train de converser après l’orage qui a éclaté là-haut; elle était assise à côté de toi comme si de rien n’était.