— J’ai été moi-même un peu surpris. Surtout que nous sommes restés sur un petit différend, la dernière fois que nous nous sommes vus. Je suis donc venu faire amende honorable, et il n’est pas là. Ce n’est pas grave. Votre travail me plaît.
— Merci, dit-elle, cherchant encore à assimiler l’idée qu’Alex avait pu inviter quelqu’un de son côté sans même lui en parler. Peut-être achèterez-vous quelque chose ?
— Je crains que les prix ne soient pas dans les moyens d’un salarié du CERN.
Pour la première fois, il lui adressa un sourire, d’autant plus chaleureux qu’il était si rare, comme un rayon de soleil dans un paysage gris. Il porta la main à la poche intérieure de sa veste.
— Si jamais l’envie vous prend de faire de l’art avec de la physique des particules, appelez-moi, dit-il en lui donnant sa carte.
Elle lut :
— C’est tentant, répliqua-t-elle en glissant la carte dans sa poche. Merci. Je pourrais bien vous prendre au mot. Alors, parlez-moi de vous et d’Alex…
— Ma chérie, mais que tu es douée ! s’exclama une voix de femme derrière elle.
Elle sentit qu’on lui prenait le coude, et se retourna pour faire face au large visage blême et aux grands yeux gris de Jenny Brinkerhof, autre Anglaise de moins de quarante ans mariée à un administrateur de hedge fund. (Gabrielle avait remarqué qu’elles commençaient à pulluler à Genève, ces émigrées économiques de Londres qui avaient fui le nouveau taux d’imposition de 50 % en vigueur au Royaume-Uni. Elles ne pouvaient visiblement pas parler d’autre chose que de la difficulté de trouver de bonnes écoles.)
— Jen, dit-elle, comme c’est gentil d’être venue.
— Comme c’est gentil de m’avoir invitée.
Elles s’embrassèrent, et Gabrielle se retourna pour la présenter à Walton, mais il s’était écarté et discutait avec le journaliste de la Tribune. C’était toujours le problème avec les cocktails : on se retrouvait coincé avec la personne à qui on n’avait pas envie de parler alors que celle avec qui on aurait bien voulu restait inaccessible tout en étant juste sous votre nez. Elle se demanda combien de temps cela prendrait avant que Jen mentionne ses enfants.
— Je t’envie tellement d’avoir tout simplement assez d’espace dans ta vie pour avoir ce genre d’activité. Enfin, s’il y a une chose que le fait d’avoir trois gosses dans les pattes tue absolument, c’est bien l’étincelle créatrice…
Par-dessus l’épaule de son interlocutrice, Gabrielle vit une silhouette incongrue, bizarre mais familière, entrer dans la galerie.
— Tu veux bien m’excuser une seconde, Jen ?
Elle s’écarta et se dirigea vers la porte.
— Inspecteur Leclerc ?
— Madame Hoffmann, dit Leclerc, qui lui serra poliment la main.
Elle remarqua qu’il portait les mêmes vêtements qu’à 4 heures du matin : coupe-vent sombre, une chemise blanche devenue distinctement grisâtre au col, et une cravate noire dont le nœud était placé de façon démodée, très bas sur la partie large, comme elle avait toujours vu son père le faire. Il ne s’était pas rasé, et la barbe formait sur ses joues une tache sombre qui remontait presque jusqu’aux poches qu’il avait sous les yeux. Il paraissait totalement déplacé. L’une des serveuses s’approcha avec un plateau de coupes de champagne, et Gabrielle pensa qu’il allait refuser — les policiers n’étaient-ils pas censés décliner tout alcool lorsqu’ils étaient en service ? — , mais son visage s’éclaira et, avec un « Parfait, merci », Leclerc prit précautionneusement un verre en le tenant par le pied, comme s’il redoutait de le briser.
— Il est très bon, commenta-t-il après en avoir bu une gorgée et en faisant claquer ses lèvres. Qu’est-ce que c’est ? Du 80 francs la bouteille ?
— Je ne saurais vous dire. C’est le bureau de mon mari qui s’en est occupé.
Le photographe de la Tribune s’approcha et les prit en photo, côte à côte. Il émanait du coupe-vent de Leclerc une odeur d’humidité qui avait viré au moisi. L’inspecteur attendit que le photographe se soit éloigné pour annoncer :
— Bon, je peux vous dire que nos experts ont trouvé de belles empreintes sur votre téléphone portable et sur les couteaux de cuisine. Malheureusement, elles ne figurent pas dans nos fichiers. Votre intrus n’a pas de casier, du moins en Suisse. Un vrai fantôme ! Nous sommes en train de vérifier avec Interpol.
Il saisit un canapé au passage d’un plateau et l’engloutit tout entier.
— Et votre mari ? Il est ici ? Je ne le vois nulle part.
— Pas encore. Vous vouliez lui parler ?
— Non, je suis venu découvrir votre travail.
Guy Bertrand s’approcha, visiblement curieux. Elle lui avait parlé de l’incident de la nuit.
— Tout va bien ? s’enquit-il, et Gabrielle fut obligée de présenter le policier au propriétaire de la galerie.
Bertrand était un jeune homme replet vêtu de soie noire de la tête aux pieds — veste, pantalon, mules zen holistiques et tee-shirt Armani. Leclerc et lui se regardèrent avec une mutuelle incompréhension ; ils auraient pu appartenir à des espèces différentes.
— Un inspecteur de police, répéta Bertrand sur le ton de l’émerveillement. The Invisible Man ne manquera pas de vous intéresser, je pense.
— The Invisible Man ?
— Permettez-moi de vous montrer, proposa Gabrielle, soulagée d’avoir une occasion de les séparer.
Elle conduisit Leclerc vers la plus grande pièce exposée, un boîtier de verre éclairé par en dessous et dans lequel un homme nu en taille réelle et qui semblait composé de gaze bleu pâle semblait flotter juste au-dessus du sol. Cela donnait un aspect spectral, dérangeant.
— Voici Jim, l’homme invisible.
— Et qui est Jim ?
— C’était un meurtrier.
Leclerc se retourna brusquement pour la dévisager.
— James Duke Johnson, poursuivit-elle, assez satisfaite d’avoir provoqué cette réaction chez lui, exécuté en Floride en 1994. Le chapelain de la prison l’avait persuadé avant sa mort de faire don de son corps à la recherche scientifique.
— Et aussi à des expositions artistiques ?
— J’en doute. Ça vous choque ?
— Oui, je l’avoue.
— Bien. C’était l’effet recherché.
Leclerc grogna et posa sa flûte de champagne. Il se rapprocha du cube transparent et plaça les mains sur ses hanches pour l’examiner très attentivement. Son ventre passait par-dessus sa ceinture, et Gabrielle ne put s’empêcher de penser aux montres molles de Dalí.
— Et comment vous faites pour donner l’impression qu’il flotte dans les airs ?
— Secret de fabrication. Non, ajouta Gabrielle en riant, je vais vous expliquer. C’est très simple. Je prends les coupes d’une IRM et je les reproduis à travers des plaques de verre extrêmement transparent — du Mirogard de deux millimètres d’épaisseur, le plus transparent qu’on puisse trouver. Mais, au lieu d’utiliser une plume et de l’encre, je trace mes traits avec une roulette de dentiste. À la lumière du jour, on ne voit pratiquement rien. Mais quand on projette une lumière artificielle dessus, sous le bon angle, eh bien, voilà ce qu’on obtient.