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Il tourna vivement le dos à Walton pour dissimuler son désarroi et partit à la recherche de Gabrielle. Quand il réussit à s’en approcher, elle l’accueillit, lui sembla-t-il, avec une mine un peu boudeuse.

— Je commençais à croire que tu ne viendrais pas…

— Je suis parti dès que j’ai pu.

Il l’embrassa sur la bouche et sentit l’aigreur du champagne dans son haleine. Un homme appela :

— Par ici, docteur Hoffmann !

Et le flash d’un photographe se déclencha à moins d’un mètre.

Hoffmann eut un mouvement de recul, comme si on venait de lui jeter de l’acide au visage. Il se força à sourire en demandant :

— Qu’est-ce que Bob Walton peut bien foutre ici ?

— Comment veux-tu que je sache ? C’est toi qui l’as invité.

— Oui, il vient de me montrer. Mais tu sais quoi ? Je suis certain de n’avoir rien fait de tel. Pourquoi l’aurais-je invité ? C’est le type qui a arrêté mes recherches au CERN. Je ne l’avais pas vu depuis des années…

Il découvrit soudain le propriétaire de la galerie à ses côtés.

— Vous devez être fier d’elle, docteur Hoffmann, commenta Bertrand.

— Quoi ? fit Hoffmann, qui n’arrivait pas à détacher son regard de son ancien collègue, de l’autre côté de la salle. Oh oui. Oui, je suis… très fier. (Il se concentra pour essayer de faire abstraction de Walton et trouver quelque chose de pertinent à dire à Gabrielle.) Est-ce que tu as vendu quelque chose ?

— Merci, Alex… L’argent n’est pas le seul but, tu sais.

— Oui, bien sûr, je sais bien. C’était juste une question.

— Nous avons tout le temps devant nous, intervint Bertrand.

Son portable émit alors deux mesures de Mozart pour annoncer un message. Le galeriste le consulta et eut une expression de surprise.

— Veuillez m’excuser, dit-il en s’éloignant aussitôt.

Hoffmann était encore à moitié aveuglé par le flash. Lorsqu’il voulut regarder les œuvres, les cubes ne semblaient rien contenir. Il s’efforça néanmoins de faire des commentaires élogieux.

— C’est formidable de tout voir rassemblé ici, non ? C’est vraiment une autre façon de regarder le monde. De chercher ce qui se cache sous la surface des choses.

— Comment va ta tête ? s’enquit Gabrielle.

— Bien. Je n’y pensais même plus. J’aime beaucoup celui-ci, dit-il en désignant un cube tout proche. C’est un portrait de toi, n’est-ce pas ?

Il se rappelait qu’elle avait dû poser toute une journée pour avoir les clichés, ramassée dans le scanner, pareille à une victime de Pompéi, les genoux au menton, les mains plaquées sur sa tête et la bouche grande ouverte, comme figée en plein cri. La première fois qu’elle lui avait montré cette œuvre, chez eux, il avait éprouvé pratiquement le même choc qu’en voyant la représentation du fœtus, dont elle était un écho conscient.

— Leclerc est venu, tout à l’heure, annonça-t-elle. Tu l’as raté de peu.

— Ne me dis pas qu’ils ont retrouvé ce type ?

— Oh non, ce n’est pas ça du tout.

Le ton qu’elle avait pris mit Hoffmann sur ses gardes.

— Qu’est-ce qu’il voulait alors ?

— Il voulait m’interroger sur la dépression nerveuse que tu as apparemment faite quand tu travaillais au CERN.

Hoffmann ne fut pas certain d’avoir bien entendu. Le brouhaha des conversations, répercuté par les murs blancs, lui rappelait le vacarme de la salle des ordinateurs.

— Il est allé au CERN ?

— Oui, ils ont discuté de ta dépression nerveuse, répétat-elle plus fort, celle dont tu ne m’as jamais parlé.

Il en eut la respiration coupée, comme s’il venait de prendre un coup de poing.

— Je n’appellerais pas ça à proprement parler une dépression nerveuse. Et puis je ne vois vraiment pas ce que le CERN vient faire là-dedans.

— Et comment tu appellerais ça ?

— Il faut vraiment qu’on en parle maintenant ?

L’expression de sa femme indiquait clairement que oui. Il se demanda combien de verres de champagne elle avait bus.

— D’accord, visiblement oui. J’ai fait une petite déprime. J’ai fait un break. J’ai vu un psy. Je me suis senti mieux.

— Tu as vu un psychiatre ? Tu as été soigné pour une dépression ? Et en huit ans, tu ne m’en as jamais parlé ?

Un couple se retourna.

— Tu fais une montagne de rien, répliqua-t-il avec irritation. C’est ridicule. C’était avant que je te connaisse, bon sang. Allez, Gaby, ajouta-t-il plus doucement. On ne va pas gâcher ce moment.

Pendant un instant, il crut qu’elle allait protester. Elle avait le menton relevé et dirigé vers lui, en signe annonciateur de tempête. Elle avait les yeux rouges et le regard vague, et il prit conscience qu’elle n’avait pas beaucoup dormi non plus. Mais il y eut alors un bruit cristallin de métal contre du verre.

— Mesdames et messieurs, appela Bertrand, qui brandissait une flûte à champagne et la frappait avec une fourchette. Mesdames et messieurs !

Ce fut étonnamment efficace. Le silence tomba sur la salle bondée. Il posa son verre.

— N’ayez crainte, mes amis, je ne vais pas faire de discours. En outre, pour les artistes, les symboles sont plus forts que les mots.

Il tenait quelque chose dans sa main. Hoffmann n’arrivait pas à déterminer ce que c’était. Bertrand s’avança jusqu’à l’autoportrait — celui où Gabrielle poussait un cri silencieux —, décolla un rond rouge du rouleau d’adhésif qu’il dissimulait dans sa paume et l’appliqua d’un geste ferme sur l’étiquette. Un murmure ravi et appréciateur parcourut la galerie.

— Gabrielle, reprit-il en se tournant vers elle avec un sourire. Permettez-moi de vous féliciter. Vous êtes désormais, officiellement, une artiste professionnelle.

Il y eut une salve d’applaudissements, et les verres s’entrechoquèrent. Toute tension abandonna le visage de Gabrielle. Elle parut transfigurée, et Hoffmann profita de ce moment pour lui prendre le poignet et le lever au-dessus de sa tête, comme si elle était un champion de boxe. De nouvelles acclamations retentirent. Le flash crépita de nouveau et, cette fois, il parvint à faire en sorte de garder un sourire plaqué sur ses lèvres.

— Bravo, Gaby, souffla-t-il. Tu le mérites.

— Merci, dit-elle en lui souriant joyeusement. (Elle leva son verre en direction de la salle.) Merci à tous. Et merci tout particulièrement à celui qui l’a acheté.

— Attendez, dit Bertrand, je n’ai pas fini.

À côté de l’autoportrait figurait la tête d’un tigre de Sibérie mort au zoo de Servion l’année précédente. Gabrielle avait fait garder son corps en chambre froide jusqu’à ce qu’elle puisse obtenir une IRM de son crâne décapité. Une lumière rouge sang éclairait la gravure sur verre par en dessous. Bertrand apposa également une gommette sur cette œuvre. Elle s’était vendue à quatre mille cinq cents francs.

— Encore un peu et tu vas gagner plus que moi, chuchota Hoffmann.

— Oh, Alex, arrête avec le fric.

Mais il pouvait voir qu’elle était heureuse, et quand Bertrand alla coller un autre point rouge, cette fois sur L’Homme invisible, elle battit des mains.

Si seulement tout avait pu s’arrêter là, se dirait par la suite Alex avec amertume. L’exposition aurait été un triomphe. Comment Bertrand avait-il pu ne pas s’en rendre compte ? Pourquoi n’avait-il pas fait abstraction de son avidité à court terme et n’en n’était-il pas resté là ? Au lieu de cela, il fit méthodiquement le tour de la galerie en laissant une éruption de points rouges sur son passage — une rougeole, une variole, une épidémie de pustules qui apparurent sur les murs blancs, contre les têtes de chevaux, l’enfant momifié du Museum für Völkerkunde de Berlin, le crâne de bison, le bébé antilope, la demi-douzaine d’autres autoportraits et, enfin, le fœtus lui-même. Il ne s’arrêta que lorsque toutes les œuvres furent estampillées comme vendues.