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— Je vais venir vivre à Genève ! s’écria Easterbrook, à l’autre bout de la table.

— Ouais, mais essayez de dire ça à l’Oncle Sam, fit sombrement Klein. Le fisc vous poursuivra jusqu’au bout du monde pour autant que vous ayez un passeport américain. Et vous avez déjà essayé de vous débarrasser de la nationalité américaine ? C’est impossible. C’est comme d’être un Juif soviétique qui chercherait à émigrer en Israël dans les années soixante-dix.

— Pas de liberté, c’est bien ce que je dis, répéta Elmira Gulzhan. L’État veut tout nous prendre et, si nous osons protester, on veut nous arrêter parce que ce n’est pas politiquement correct.

Hoffmann gardait les yeux rivés sur la nappe et laissait la discussion dériver autour de lui. Il se rappelait à présent pourquoi il n’aimait pas les riches : ils ne cessaient de s’apitoyer sur leur sort. La persécution constituait la base commune de leurs conversations, comme le sport ou le temps pour le commun des mortels. Il les méprisait.

— Je vous méprise, lâcha-t-il.

Mais ils étaient tous si accaparés par l’inégalité des plus hauts taux d’imposition que personne ne lui prêta attention. Puis il pensa : Peut-être que je suis devenu l’un d’entre eux ; est-ce pour ça que je suis paranoïaque ? Il examina ses paumes sous la table, puis le dos de ses mains, comme s’il s’attendait presque à y voir pousser des poils.

À cet instant, les portes s’ouvrirent brusquement sur une file de huit serveurs en queue-de-pie portant chacun deux assiettes sous cloche d’argent. Ils se postèrent entre les deux convives dont ils avaient la charge, posèrent les assiettes devant eux, saisirent les cloches de leurs mains gantées de blanc et, au signal du maître d’hôtel, les soulevèrent. Le veau aux morilles et aux asperges était servi en plat principal à tout le monde sauf Elmira Gulzhan, qui avait du poisson grillé, et Étienne Mussard, qui avait demandé un hamburger et des frites.

— Je ne peux pas manger de veau, souffla Elmira sur le ton de la confidence en se penchant vers Hoffmann, lui offrant la vision fugitive de sa poitrine brun clair. Ces pauvres bêtes souffrent tellement.

— Moi, j’ai toujours eu un faible pour les aliments qui ont souffert, déclara joyeusement Quarry en brandissant son couteau et sa fourchette, sa serviette à nouveau rentrée dans son col. Je pense que la peur doit libérer dans la chair une substance particulièrement épicée en provenance du système nerveux. Côtelettes de veau, homard thermidor, foie gras *… Plus la mort est cruelle, mieux c’est, telle est ma devise : sans douleur, pas de saveur.

Elmira lui assena un petit coup de serviette.

— Hugo, vous êtes méchant. N’est-ce pas qu’il est méchant, Alex ?

— Il est méchant, confirma Hoffmann.

Il repoussa du bout de sa fourchette la nourriture vers le bord de son assiette. Il n’avait pas faim du tout. Par-dessus l’épaule de Quarry, il voyait le Jet d’eau sonder le ciel maussade de l’autre côte du lac telle une torche liquide.

Łukasiński se mit à lancer à travers la table des questions techniques concernant le nouveau fonds d’investissement, et Quarry dut poser ses couverts pour y répondre. Toutes les sommes investies seraient immobilisées pendant un an, avec, par la suite, quatre dates de réduction de participation possibles par an : le 31 mai, le 31 août, le 31 octobre et le 31 février. Tous les rachats nécessiteraient un préavis de quarante-cinq jours. La structure du fonds serait la même que précédemment : les investisseurs seraient actionnaires d’une société à responsabilité limitée enregistrée aux îles Caïmans pour raisons fiscales, société qui confierait la gestion de ses actifs à Hoffmann Investment Technologies.

— Dans combien de temps attendez-vous une réponse de notre part ? demanda Herxheimer.

— Nous pensons à une nouvelle pré-clôture du fonds à la fin du mois, répondit Quarry.

— Donc dans trois semaines ?

— C’est cela, oui.

L’atmosphère autour de la table prit soudain un tour sérieux. Les bavardages se turent. Tout le monde écoutait.

— Eh bien, vous pouvez avoir ma réponse tout de suite, annonça Easterbrook avant d’agiter sa fourchette en direction d’Hoffmann. Vous savez ce qui me plaît chez vous, Hoffmann ?

— Non, Bill, je ne sais pas.

— Vous ne faites pas l’article. Vous laissez les chiffres parler d’eux-mêmes. Je me suis décidé à l’instant où j’ai vu cet avion s’écraser. Je vais recommander à AmCor de doubler ses investissements.

Quarry lança un rapide coup d’œil vers Hoffmann. Ses yeux bleus s’agrandirent. Il s’humecta les lèvres du bout de la langue.

— Cela fait un milliard de dollars, Bill, dit-il à voix basse.

— Je sais que ça fait un milliard de dollars, Hugo. Et, à une époque, ça représentait un paquet de fric.

L’assemblée éclata de rire. Ils se souviendraient tous de ce moment. Ce serait une anecdote qui les ravirait pendant des années encore, sur les quais d’Antibes comme de Palm Beach : le jour où ce bon vieux Bill Easterbrook d’AmCoor dépensa un milliard de dollars au-dessus d’un déjeuner en disant que, autrefois, ça représentait un paquet de fric. L’expression d’Easterbrook suggérait qu’il savait très bien ce qu’ils pensaient et qu’il l’avait fait exprès.

— Bill, c’est extrêmement généreux de ta part, fit Quarry d’une voix rauque. Alex et moi te sommes très reconnaissants.

— Très reconnaissants, répéta Hoffmann.

— Winter Bay en sera aussi, déclara Klein. Je ne peux pas m’avancer dès à présent sur le montant — je n’ai pas le même niveau de responsabilité que Bill, mais ce sera substantiel.

— Ça vaut pour moi aussi, fit Łukasiński.

— Quant à moi, je parlerai à mon père, annonça Elmira, et il fera ce que je lui dirai de faire.

— Si j’ai bien saisi le mouvement général, vous voulez tous investir, c’est bien ça ? demanda Quarry.

Des murmures d’assentiment parcoururent la tablée.

— Bon, ça paraît prometteur. Puis-je poser la question autrement — quelqu’un prévoit-il de ne pas augmenter ses investissements ?

Les convives s’entre-regardèrent, certains haussèrent les épaules.

— Même vous, Étienne ?

Mussard prit un air grognon pour lever les yeux de son hamburger.

— Oui, oui, je suppose, pourquoi pas ? Mais je préfère ne pas parler de ça en public, si ça ne vous dérange pas. Je préfère faire les choses à la suisse.

— Vous voulez dire tout habillé et la lumière éteinte ? répliqua Quarry, qui se leva au milieu des rires. Mes amis, je sais que nous en sommes encore au milieu du plat, mais s’il y a jamais eu un moment de trinquer à la russe — pardonnez-moi, Mieczyslaw —, je crois qu’il est venu. (Il se racla la gorge et parut au bord des larmes.) Chers amis, nous sommes honorés de votre présence, de votre bienveillance et de votre confiance. Je crois sincèrement que nous assistons à la naissance d’une puissance résolument nouvelle dans la gestion globale des actifs, produit de l’union entre la recherche de pointe et une politique d’investissement offensive — ou, si vous préférez, entre Dieu et Mamon. [Rires.] Et pour saluer cet heureux événement, il n’est, me semble-t-il, que justice de se mettre debout et de lever nos verres au génie qui l’a rendue possible — non, non, non, pas moi, plaisanta-t-il en baissant un regard radieux sur Hoffmann. Au père du VIXAL-4… À Alex !

Dans un grand raclement de chaises, un « À Alex ! » repris en chœur et le tintement perlé du cristal qui s’entrechoquait, les investisseurs se levèrent et portèrent un toast à Hoffmann. Ils le contemplaient avec affection, et Mussard lui-même parvint à retrousser ses lèvres. Lorsqu’ils se furent tous rassis, ils continuèrent à lui sourire et à branler du chef jusqu’à ce qu’il se rende compte avec consternation qu’ils attendaient une réponse.