Hoffmann prit conscience qu’on cognait contre le mur et qu’une voix masculine demandait dans un français avec un fort accent ce que c’était que ce bordel. Il se leva avec peine pour aller fermer la porte, puis tira par mesure de précaution la chaise de bois jusqu’au pêne et coinça en l’inclinant le dossier sous la poignée. Le mouvement déclencha des protestations douloureuses dans divers avant-postes meurtris de son corps — sa tête, ses jointures, ses doigts, la base de sa cage thoracique surtout, et même ses orteils, là où il avait frappé la tête de l’homme. Il porta ses doigts à son crâne et les retira ensanglantés. Ses points de suture avaient dû en partie se rouvrir. Ses mains n’étaient plus qu’une masse d’égratignures minuscules, comme s’il venait de traverser des buissons de ronces. Il suça son poing écorché et remarqua le goût métallique et salé du sang sur sa langue. Les coups contre le mur s’étaient arrêtés.
Hoffmann tremblait à présent ; la nausée lui revint. Il fila dans la salle de bains et vomit dans les toilettes. Le lavabo s’était décroché du mur, mais le robinet fonctionnait encore. Il s’aspergea les joues d’eau froide puis retourna dans la chambre.
L’Allemand gisait toujours par terre. Il n’avait pas bougé. Ses yeux ouverts fixaient un point derrière l’épaule d’Hoffmann, comme s’il attendait à une fête un invité qui n’arriverait jamais. Hoffmann s’agenouilla et lui prit le poignet pour vérifier son pouls. Il le gifla. Puis il le secoua, espérant que cela suffirait à le réanimer.
— Allez, murmura-t-il, je n’ai pas besoin de ça.
La tête pendait comme celle d’un oiseau au bout d’un cou brisé.
Il y eut un coup sec à la porte. Un homme appela :
— Ça va là-dedans ? Qu’est-ce qui se passe * ?
C’était la même voix avec un fort accent qui avait crié depuis la chambre voisine. La poignée tourna à plusieurs reprises, puis les coups reprirent. La voix se fit plus forte et plus pressante :
— Allez, mec, ouvre cette porte * !
Hoffmann se releva douloureusement. La poignée tourna à nouveau, et celui qui était dehors se mit à pousser contre la porte. La chaise recula de quelques centimètres, mais tint bon. L’homme cessa de pousser. Hoffmann s’attendit à un nouvel assaut, mais rien ne vint. Il s’approcha tout doucement de la porte et regarda par le judas. Le couloir était désert.
La peur animale était revenue à présent, calme et rusée, contrôlant ses réflexes et ses membres, le poussant à agir d’une façon qu’il considérerait, ne serait-ce qu’une heure plus tard, avec incrédulité. Il prit les grosses chaussures du mort et en défit promptement les lacets, puis il les noua ensemble afin d’obtenir un cordon d’un mètre de long. Il saisit l’applique murale, mais le dispositif n’était pas assez solide. La barre du rideau de douche lui resta dans la main sous une pluie de plâtre rose. Il finit par opter pour la poignée de la porte de la salle de bains. Il traîna le corps de l’Allemand jusque-là et le redressa contre le panneau. Il fit ensuite un nœud coulant avec les lacets, le glissa autour du cou de Karp puis passa l’autre extrémité par-dessus la poignée de la porte et tira violemment. Il lui fallut faire un certain effort pour tirer sur le cordon d’une main et soulever le cadavre en le prenant sous les aisselles de l’autre, mais il parvint à le hisser suffisamment pour que la scène présente un semblant de vraisemblance. Il enroula le cordon autour de la poignée et fit un nœud.
Une fois qu’il eut rangé les affaires de Karp dans le sac à dos et remis le lit en place, la chambre parut curieusement intacte. Il glissa le téléphone de l’Allemand dans sa poche, referma l’ordinateur portable et le prit avec lui. Il écarta le voilage, et la fenêtre s’ouvrit sans peine : elle était visiblement souvent utilisée. Sur l’escalier de secours, parmi les spirales desséchées des merdes de pigeon, il y avait des centaines de vieux mégots de cigarettes et des monceaux de canettes de bière. Il se hissa sur la structure métallique, passa le bras par la fenêtre et appuya sur le bouton. Le volet se referma derrière lui.
La descente fut longue, six étages, et, à chacun de ses pas sonores, Hoffmann eut terriblement conscience de se voir comme le nez au milieu de la figure — quiconque regarderait par une fenêtre des immeubles d’en face ne manquerait pas de le remarquer, de même que n’importe quel client de l’hôtel présent dans sa chambre. Mais, à son grand soulagement, les volets étaient baissés devant la plupart des fenêtres qu’il dépassa, et, derrière les autres, aucun visage fantomatique ne se matérialisa sous un suaire de voilage. L’hôtel Diodati se reposait pour l’après-midi. Hoffmann continuait de descendre, sa seule pensée étant de mettre le plus de distance possible entre lui et le mort.
Du haut des marches, il vit que l’escalier donnait sur une petite cour bétonnée. On avait fait une tentative pour y installer un petite terrasse. Il y avait des meubles de jardin en bois et deux parasols d’un vert délavé qui faisaient la publicité d’une bière blonde. Il estima que le moyen le plus simple de gagner la rue serait de passer par l’hôtel, mais quand il atteignit la cour et vit la porte coulissante qui menait à la réception, sa peur animale en décida autrement : il ne pouvait pas prendre le risque de tomber sur l’occupant de la chambre voisine. Il traîna l’une des chaises de jardin jusqu’au mur du fond et monta dessus.
Le mur donnait deux mètres plus bas sur une cour adjacente — un fouillis de végétation urbaine étiolée où s’enfouissaient à demi des bouts d’appareils ménagers rouillés et une vieille carcasse de vélo ; de l’autre côté, il y avait de gros conteneurs à ordures. La cour appartenait visiblement à un restaurant. Il voyait des cuisiniers à toque blanche s’agiter devant leurs fourneaux, entendait leurs interjections et le fracas de leurs casseroles. Il posa le portable sur le mur puis se hissa à cheval à côté. Une sirène de police se mit à hurler au loin. Il saisit l’ordinateur, passa sa jambe par-dessus la paroi de brique et se laissa tomber, atterrissant lourdement dans un massif d’orties. Il jura. Un jeune sortit entre les poubelles pour voir ce qui se passait. Il tenait un seau à ordures vide à la main et fumait une cigarette — moins de vingt ans, rasé de frais, le type arabe. Il fixa Hoffmann d’un regard étonné.
— Où est la rue * ? s’enquit l’Américain d’un ton mal assuré.
Et il tapota l’ordinateur d’un geste lourd de sens, comme si cela suffisait à expliquer sa présence.
Le jeune le regarda, fronça les sourcils, puis retira lentement la cigarette d’entre ses lèvres et indiqua un point derrière lui.
— Merci *.