Hoffmann s’engouffra dans le passage étroit, franchit le portail de bois et sortit dans la rue.
Gabrielle Hoffmann avait passé plus d’une heure à arpenter furieusement les jardins publics du parc des Bastions en se répétant mentalement tout ce qu’elle aurait voulu dire à Alex sur ce trottoir. Puis elle se rendit compte, lors de son troisième ou quatrième tour, qu’elle marmonnait toute seule comme une vieille dame qui n’aurait plus toute sa tête et que les passants la dévisageaient. Elle héla donc un taxi et rentra chez elle. Il y avait une voiture de police avec deux gendarmes à son bord garée dans la rue. Derrière le portail, à l’abri de la bâtisse, le malheureux chauffeur-garde du corps qu’Alex avait envoyé pour veiller sur elle parlait dans son portable. Il raccrocha et la regarda avec une expression de reproche. Avec son crâne bombé rasé de près et sa stature massive, il évoquait un bouddha malveillant.
— Vous avez une voiture ? lui demanda-t-elle.
— Oui, madame.
— Et vous êtes censé me conduire où je veux ?
— C’est exact.
— Allez la chercher, s’il vous plaît. Nous allons à l’aéroport.
Dans la chambre, sans cesser de se repasser mentalement la scène de son humiliation à la galerie, elle fourra des vêtements dans une valise. Comment avait-il pu lui faire une chose pareille ? Elle ne doutait pas un instant que ce fût Alex qui avait saboté son expo, même si elle était prête à croire qu’il l’avait fait avec les meilleures intentions du monde. Non, ce qui la mettait en fureur, c’était qu’il puisse avoir une conception tellement à côté de la plaque et désespérante d’un geste romantique. Un ou deux ans plus tôt, alors qu’ils étaient en vacances dans le sud de la France et dînaient dans un restaurant de fruits de mer ridiculement cher de Saint-Tropez, elle avait fait une simple remarque sur le fait que c’était cruel d’entasser ces pauvres homards dans un réservoir pour attendre leur tour d’être ébouillantés vivants ; il n’avait fait ni une ni deux et avait acheté tout le lot au double du prix affiché, puis avait fait transporter les crustacés sur le port pour les rejeter à la mer. Le tumulte qui avait suivi quand ils avaient touché l’eau et s’étaient carapatés dans tous les sens… En fait, cela avait été très drôle, et inutile de dire qu’Alex ne s’était aperçu de rien. Elle ouvrit une autre valise et y jeta une paire de chaussures. En tout cas, elle ne pouvait lui pardonner la scène d’aujourd’hui, pas déjà. Il lui faudrait au moins quelques jours pour se calmer.
Elle pénétra dans la salle de bains et s’immobilisa, contemplant avec une soudaine confusion les parfums et produits cosmétiques disposés sur les étagères de verre. Comment savoir ce qu’il fallait prendre quand on ne savait pas pour combien de temps on partait, ni même si on partait vraiment ? Elle se regarda dans la glace, dans la tenue lamentable qu’elle avait mis des heures à choisir pour le lancement de sa carrière d’artiste, et se mit à pleurer — moins parce qu’elle s’apitoyait sur son sort, ce qu’elle aurait méprisé, que parce qu’elle avait peur. Ne le laissez pas tomber malade, supplia-t-elle. Mon Dieu, je vous en prie, ne me le prenez pas de cette façon. Pendant tout ce temps, elle étudiait son visage avec détachement. C’était incroyable à quel point on pouvait s’enlaidir en pleurant, un peu comme en griffonnant sur un dessin. Au bout d’un moment, elle mit la main dans la poche de sa veste pour y prendre un mouchoir, mais trouva à la place les bords rigides d’une carte de visite.
12
« […] les variétés sont des espèces en voie de formation, ou sont, comme je les ai appelées, des espèces naissantes. »
Il était bien après 15 heures quand Hugo Quarry rentra au siège du hedge fund. Il avait laissé plusieurs messages restés sans réponse sur le portable d’Hoffmann, et il se demandait avec un certain malaise où son associé avait bien pu passer : il avait trouvé son prétendu garde du corps en train de faire du plat à une fille de la réception, totalement inconscient du fait que l’homme dont il avait la charge avait même quitté l’hôtel. Quarry l’avait viré sur-le-champ.
Malgré tout, l’Anglais se sentait de très bonne humeur. Il estimait à présent qu’ils allaient pouvoir engranger le double des nouveaux investissements prévus, soit deux milliards de dollars, ce qui signifiait quarante millions de dollars supplémentaires à gagner par an en simples frais de gestion. Il avait bu plusieurs verres d’un vin proprement excellent. Et, en rentrant du restaurant, il avait fêté ça en appelant chez Benetti pour leur commander une piste d’atterrissage pour hélicoptère à l’arrière de son yacht.
Il souriait tellement que le scanner de reconnaissance faciale ne parvint pas à faire correspondre ses traits avec la base de données, et il dut recommencer une fois qu’il eut repris son sérieux. Il franchit l’œil impassible mais vigilant des caméras de sécurité placées dans le hall, lança joyeusement « Cinquième » à l’ascenseur et fredonna tout le temps de la montée dans le tube de verre. C’était l’hymne d’Eton, ou du moins ce dont il se souvenait — sonent voces omnium, di doum di-doum di-doum — et, lorsque les portes s’ouvrirent, il souleva un chapeau imaginaire pour saluer les autres occupants désapprobateurs de l’ascenseur, ces sinistres bons à rien de DigiSyst ou EcoTech ou n’importe quel nom à la noix de leur boîte. Il avait même réussi à garder son sourire quand la cloison de verre d’Hoffmann Investment Technologies s’était écartée pour révéler l’inspecteur Jean-Philippe Leclerc, de la police de Genève, qui l’attendait à la réception. Il examina la carte de son visiteur, puis la compara au personnage hirsute qu’il avait devant lui. Les marchés américains ouvraient dans dix minutes. Ce n’était vraiment pas le moment.
— Ne serait-il pas possible, inspecteur, de reporter cette petite conversation ? Si je dis cela, c’est uniquement parce que c’est un peu la folie aujourd’hui.
— Je suis tout à fait désolé de vous déranger, monsieur. J’avais espéré échanger un mot avec le docteur Hoffmann, mais, comme il est absent, j’aimerais discuter de certaines choses avec vous. Je vous promets que cela ne prendra pas plus de dix minutes.
Il y avait quelque chose dans la posture du policier, pieds légèrement écartés, qui avertit Quarry de faire profil bas.
— Bien sûr, dit l’Anglais, affichant son sourire de commande, prenez tout le temps qu’il faudra. Allons dans mon bureau, ajouta-t-il en tendant la main pour faire passer le policier devant lui. Continuez tout droit jusqu’au bout.
Il avait l’impression de ne pas avoir cessé de sourire pendant au moins quinze heures durant cette journée, et il avait les zygomatiques endoloris par tant de bonhomie. Dès que Leclerc lui eut tourné le dos, il s’autorisa une mine renfrognée.
Leclerc traversa lentement la salle des marchés, posant un regard intéressé sur tout ce qui l’entourait. Ce grand espace ouvert peuplé d’écrans et d’horloges multi-fuseaux horaires correspondait à peu près à ce qu’il s’attendait à trouver dans une société financière — il avait déjà vu ça à la télévision. Mais il fut surpris par les employés — tous jeunes, aucun ne portant une cravate, et encore moins un complet — et par le silence ambiant, chacun se trouvant à son poste dans une atmosphère de concentration presque palpable. L’endroit lui rappela une salle d’examen dans une faculté de garçons. Ou un séminaire, peut-être : oui, un séminaire dédié à Mamon. L’image lui plut. Sur plusieurs écrans, il remarqua un slogan, rouge sur blanc, digne de l’ex-Union soviétique.