— Bien, reprit Quarry en affichant à nouveau son sourire, que puis-je vous offrir, inspecteur ? Thé, café ? De l’eau ?
— Du thé, puisque je suis avec un Anglais. Merci.
— Deux thés, Amber, mon chou, s’il te plaît. English Breakfast.
— Tu as plein d’appels, Hugo.
— Oui, je veux bien le croire.
Il ouvrit la porte de son bureau et s’effaça pour laisser passer Leclerc, puis alla directement à son terminal.
— Je vous en prie, asseyez-vous, inspecteur. Veuillez m’excuser, je suis à vous dans une minute.
Il consulta son écran. Les marchés européens dévissaient assez rapidement maintenant. Le DAX avait perdu 1 %, le CAC 2 % et le FTSE 1,5 %. L’euro avait perdu plus d’un centime par rapport au dollar. Quarry n’avait pas le temps de vérifier toutes leurs positions, mais le compte de résultats montrait que le VIXAL-4 avait déjà pris 68 millions de dollars dans la journée. Malgré sa bonne humeur, il ne pouvait cependant s’empêcher de trouver tout cela vaguement inquiétant ; il avait le sentiment qu’une tempête allait éclater.
— Bon, tout va bien, dit-il en s’asseyant avec entrain derrière son bureau. Alors, vous l’avez coincé, ce maniaque ?
— Pas encore. Vous travaillez ensemble depuis huit ans, si je ne me trompe ?
— C’est ça. On a créé la boîte en 2002.
Leclerc sortit son calepin et son stylo, et les montra.
— Ça ne vous dérange pas si je… ?
— Moi, non, c’est Alex qui râle.
— Pardon ?
— Nous n’avons pas le droit d’utiliser de systèmes d’extraction de données à forte empreinte carbone — vous et moi, on appellerait ça des carnets et des journaux. Notre entreprise est censée être entièrement numérique. Mais Alex n’est pas là, alors il n’y a pas à s’inquiéter. Allez-y.
— Ça a l’air un peu excentrique, commenta Leclerc.
— Excentrique, on peut dire ça comme ça. On pourrait aussi dire que c’est complètement taré. Mais voilà, c’est Alex. C’est un génie, et les génies ont tendance à ne pas voir le monde comme le commun des mortels. Une assez grande partie de ma vie consiste à expliquer son comportement aux simples mortels. Tel Jean-Baptiste, je marche devant. Ou derrière lui.
Il pensait à leur déjeuner au Beau Rivage, durant lequel il avait dû justifier par deux fois l’attitude d’Hoffmann à de simples Terriens — la première alors que l’Américain avait une demi-heure de retard (« Il s’excuse, il travaille sur un théorème très complexe ») puis lorsqu’il avait quitté la table abruptement en plein milieu du plat principal (« Ça, c’est du Alex tout craché — j’imagine qu’il a encore eu une de ses illuminations »). Et même s’il y avait eu quelques grognements et roulements de prunelles, ils étaient prêts à tout avaler. Hoffmann pouvait bien se balancer au plafond à poil en jouant du ukulele, du moment qu’il leur assurait un bénéfice de 83 %.
— Vous pouvez me dire comment vous vous êtes rencontrés ?
— Oui, quand on a commencé à bosser ensemble.
— Et comment ça s’est produit ?
— Quoi, vous voulez toute la genèse ?
Quarry croisa les mains derrière sa tête et se carra dans sa position favorite, les pieds sur la table, toujours heureux de répéter une histoire qu’il avait bien racontée cent fois, mille fois peut-être, la fourbissant au point d’en faire une légende digne des plus grandes entreprises : quand Sears avait rencontré Roebuck, quand Rolls avait rencontré Royce et quand Quarry avait rencontré Hoffmann.
— C’était vers Noël 2001. J’étais à Londres et je travaillais dans une grande banque américaine. Je voulais me lancer et créer mon propre fonds spéculatif. Je savais que je pourrais trouver l’argent — j’avais les contacts, ce n’était pas le problème —, mais je n’avais pas de stratégie qui puisse tenir sur le long terme. Il faut avoir une tactique solide dans ce secteur — vous savez que l’espérance de vie d’un hedge fund est de trois ans ?
— Non, répondit poliment Leclerc.
— Eh bien, c’est vrai. C’est aussi la durée de vie moyenne d’un hamster. Et puis un type de nos bureaux de Genève a parlé de ce fondu de science au CERN qui avait apparemment des idées intéressantes sur le côté algorithmique des choses. On a cru qu’on pourrait l’embaucher comme analyste quantitatif à la banque, mais il n’a rien voulu savoir — il ne voulait ni nous rencontrer ni écouter de quoi il s’agissait : un vrai givré, apparemment, un reclus complet. Ça nous a bien fait marrer — ah, ces quants ! Enfin, qu’est-ce que vous voulez en attendre ? Mais il y avait avec celui-ci un petit quelque chose qui a attiré mon attention : je ne sais pas — comme une prémonition. Il se trouve que je prévoyais d’aller skier pendant les vacances, alors je me suis dit que j’allais passer le voir…
Il décida de prendre contact au réveillon du jour de l’an. Il avait pensé que même un reclus ne pourrait pas refuser de voir quelqu’un pour le réveillon. Il avait donc laissé Sally et les enfants dans le chalet de Chamonix — qu’ils avaient loué avec les Baker, leurs épouvantables voisins de Wimbledon — et, ignorant leurs reproches, était descendu seul à Genève, heureux d’avoir une excuse pour s’en aller. Les montagnes étaient d’un bleu lumineux sous la lune pleine aux trois quarts, et les routes désertes. Il n’y avait pas de GPS dans la voiture de location, pas à l’époque, et, lorsqu’il était arrivé aux abords de l’aéroport de Genève, il avait dû se ranger sur le bord de la route pour consulter une carte Hertz. Pour aller à Saint-Genis-Pouilly, c’était tout droit, juste après le CERN, au milieu d’immenses champs labourés qui brillaient dans le gel. Une petite ville française, un centre-ville pavé avec son café, des rangées de petites maisons proprettes à toit rouge, et enfin quelques immeubles modernes en béton construits au cours des deux ans écoulés et peints en ocre, leurs balcons ornés de carillons à vent, de chaises de jardin pliées et de jardinières desséchées. Quarry avait sonné longtemps à la porte d’Hoffmann sans obtenir de réponse, bien qu’il y ait eu un trait le lumière pâle sous la porte et qu’il sentît qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Un voisin avait fini par sortir pour lui indiquer que tous les gens du CERN * se trouvaient à une soirée dans une maison près du stade. Il s’était arrêté en chemin dans un bar, avait pris une bouteille de cognac et avait sillonné les rues sombres jusqu’à ce qu’il la trouve.
Plus de huit ans plus tard, il se souvenait encore de son excitation lorsque la voiture s’était verrouillée avec un petit gloussement électronique joyeux et qu’il s’était dirigé à pied vers les illuminations multicolores de Noël et la musique pulsée. D’autres personnes, seules ou en couples réjouis, avançaient dans l’obscurité vers le même objectif, et il sentait d’une certaine façon ce qui allait se passer, à savoir que les étoiles qui brillaient au-dessus de cette morne petite ville européenne formaient un alignement et qu’il allait se produire un événement exceptionnel. L’hôte et l’hôtesse se tenaient près de la porte pour accueillir leurs invités — Bob et Maggie Walton, un couple d’Anglais, plus âgés que leurs invités, assommants. Ils eurent l’air très surpris de le voir, et ce d’autant plus quand il leur eut dit qu’il était un ami d’Alex Hoffmann. Il avait eu l’impression que personne n’avait jamais prononcé ces mots auparavant. Walton avait refusé la bouteille de cognac comme s’il s’agissait d’un pot-de-vin.