Ce dernier ne voulait pas les faire entrer, mais Quarry avait prétendu avoir besoin d’aller aux toilettes — « Franchement, j’avais l’impression d’essayer d’emballer une fille à la fin d’une mauvaise soirée » — et, à contrecœur, Hoffmann avait fini par les faire entrer dans l’immeuble puis dans un vivarium de bruit et de chaleur tropicale : des cartes mères bourdonnant partout — avec de petits yeux rouges et verts qui clignotaient sous le canapé, derrière la table, dans la bibliothèque —, des faisceaux de câbles qui couraient sur les murs comme du lierre. Cela rappela à Quarry une histoire qu’il avait lue juste avant Noël, sur un type de Maidenhead qui avait élevé un crocodile dans son garage. Il y avait un terminal Bloomberg pour traders individuels en ligne. En revenant de la salle de bains, Quarry avait jeté un coup d’œil dans la chambre : d’autres ordinateurs occupaient la moitié du lit.
De retour dans le séjour, il avait vu que Gabrielle s’était fait une place sur le canapé et avait retiré ses chaussures.
— Alors, avait-il questionné, qu’est-ce qui se passe ici, Alex ? On se croirait dans une salle de contrôle de la Nasa.
Au début, Hoffmann n’avait pas voulu en parler, puis, peu à peu, il avait fini par s’ouvrir. Le sujet, avait-il expliqué, c’était l’apprentissage autonome de la machine — créer un algorithme qui, lorsqu’il aurait reçu une mission, serait capable d’opérer en toute indépendance et d’apprendre à un rythme dépassant de loin la capacité d’assimilation des êtres humains. Hoffmann quittait le CERN afin de poursuivre seul ses recherches, ce qui signifiait qu’il ne pourrait plus avoir accès aux données expérimentales qui émanaient du grand collisionneur d’électrons et de positrons. Durant les six derniers mois, il s’était donc servi à la place de flots de données émanant des marchés financiers. Quarry avait lancé que tout ça devait lui coûter cher. Hoffmann l’avait reconnu, même si le poste principal n’était pas les microprocesseurs — il avait récupéré la plupart sur des appareils au rebut — ni l’abonnement à Bloomberg, mais l’électricité : il lui fallait trouver deux mille francs par semaine pour obtenir la puissance suffisante, et il avait par deux fois plongé tout le quartier dans le noir. L’autre problème, bien sûr, c’était la largeur de bande.
— Je pourrais t’aider à financer tout ça, si tu veux.
Ils étaient tous passés au tutoiement au cours de la soirée.
— Pas besoin. Je me sers de l’algorithme pour qu’il s’autofinance.
Quarry avait eu du mal à réprimer une exclamation d’excitation.
— C’est vrai ? C’est super, comme concept. Et ça marche ?
— Mais oui. Il suffit de quelques extrapolations à partir d’analyses de marchés basiques. (Hoffmann lui avait montré l’écran.) Là, ce sont les actions suggérées depuis le 1er décembre, en se basant sur une simple comparaison des cours sur les données des cinq dernières années. À partir de ça, j’envoie un mail à un courtier pour lui demander d’acheter ou de vendre.
Quarry avait examiné les transactions. Elles étaient fructueuses, mais limitées : rien que de la petite monnaie.
— Est-ce que ça pourrait donner plus que la couverture des frais ? Est-ce que ça pourrait produire des bénéfices ?
— Oui, en théorie, mais ça impliquerait beaucoup d’investissement.
— Je pourrais peut-être t’obtenir les investissements.
— Tu sais quoi ? Ça ne m’intéresse pas vraiment de gagner de l’argent. Ne le prends pas mal, mais je ne vois pas l’intérêt.
Quarry n’en croyait pas ses oreilles. Il n’en voyait pas l’intérêt !
Il ne lui avait pas offert à boire, ni même proposé de s’asseoir — non qu’il y eût vraiment de la place, une fois que Gabrielle avait accaparé tout l’espace disponible. Quarry était resté debout, à transpirer dans son anorak de ski.
— Mais si tu gagnes de l’argent, insista-t-il, tu pourrais t’en servir pour financer d’autres recherches, non ? Ce serait la même chose que ce que tu fais maintenant, mais à une bien plus grande échelle. Je ne voudrais pas me montrer grossier, mec, mais regarde autour de toi. Tu as besoin de locaux convenables, d’un matériel plus fiable, de câbles en fibre optique…
— Et peut-être d’une femme de ménage ? avait ajouté Gabrielle.
— Elle a raison, tu sais — une femme de ménage ne ferait pas de mal. Écoute, Alex, voici ma carte. Je serai dans le coin pendant encore à peu près une semaine. Pourquoi ne pas se retrouver pour parler de tout ça ?
Hoffmann avait pris la carte et l’avait glissée dans sa poche sans même y jeter un coup d’œil.
— Peut-être.
À la porte, Quarry s’était penché pour chuchoter à l’oreille de Gabrielle :
— Tu veux que je te ramène ? Je rentre à Chamonix. Je peux te déposer en ville quelque part.
— Ça ira, merci, avait-elle répondu avec un sourire au vitriol. Je me suis dit que j’allais rester un peu, histoire de régler ce pari entre vous deux.
— Comme tu voudras, chérie, mais tu as vu la chambre ? Je te souhaite bonne chance.
Quarry avait avancé lui-même la mise de fonds initiale et s’était servi de son bonus annuel pour faire déménager Hoffmann et ses ordinateurs dans un bureau à Genève : il lui fallait un endroit où il pourrait amener des clients potentiels et les impressionner avec le matériel. Sa femme avait protesté : pourquoi ne lançait-il pas sa start-up tant désirée à Londres ? Ne répétait-il pas sans cesse que la City était la « capitale mondiale des hedge funds » ? Mais Genève avait fait partie des attraits de ce projet pour Quarry : outre les impôts plus bas, il y voyait une chance de repartir de zéro. Même s’il ne leur avait rien dit et ne se l’était même pas avoué à lui-même, il n’avait jamais sérieusement envisagé de faire venir sa famille en Suisse. Mais la vérité voulait que la vie domestique soit une donnée qui ne correspondait plus du tout à son portefeuille d’actions. Il s’ennuyait. Il était temps de vendre et de passer à autre chose.
Il décida qu’ils s’appelleraient Hoffmann Investment Technologies, clin d’œil à Renaissance Technologies, le fonds d’investissement légendaire basé à Long Island de Jim Simons, père de tous les hedge funds algorithmiques. Hoffmann avait protesté vigoureusement, et c’était la première fois que Quarry se trouvait confronté à son obsession de l’anonymat, mais l’Anglais s’était montré très pressant. Il avait vu depuis le début que la mystique d’Hoffmann en tant que génie mathématique, comme celle de Jim Simons, constituerait un atout important dans la vente du produit. AmCor avait accepté de jouer les prime brokers et avait laissé Quarry reprendre certains de ses anciens clients contre des frais de gestion réduits et 10 % sur les opérations concernées. Quarry avait ensuite fait le tour des conférences d’investisseurs, sillonnant l’Europe et les États-Unis, traînant sa valise à roulettes dans une bonne cinquantaine d’aéroports. Il avait adoré ça — adoré faire le représentant de commerce, celui qui se déplace seul, qui débarque « à froid » dans une salle de conférence climatisée dans un hôtel inconnu donnant sur une autoroute étouffante et emballe une assistance sceptique. Sa méthode était de leur montrer par un backtest indépendant ce qu’auraient pu produire les algorithmes d’Hoffmann par le passé, et de leur donner avec des projections un avant-goût des bénéfices qu’ils pourraient produire dans l’avenir avant de leur indiquer que le fonds était déjà fermé. Il ne leur avait présenté les choses que par politesse, pour s’acquitter de ses engagements, mais, désolé, ils n’avaient plus besoin d’argent. Les investisseurs venaient le voir après, au bar de l’hôtel. Ça marchait presque à tous les coups.