Quarry avait engagé un type de BNP Paribas pour s’occuper du back office, une réceptionniste, une secrétaire et un trader français salarié d’AmCor qui avait rencontré quelques problèmes de régulation et avait besoin de quitter Londres au plus vite. Pour le côté technique des opérations, Hoffmann avait recruté comme analystes quantitatifs un astrophysicien du CERN et un professeur de mathématiques polonais. Ils avaient travaillé sur des simulations pendant tout l’été puis s’étaient lancés effectivement en octobre 2002 avec 107 millions de dollars d’actifs sous gestion. Ils avaient fait des bénéfices dès le premier mois et n’avaient jamais cessé depuis.
Quarry s’interrompit dans son récit pour permettre au stylo-bille bon marché de Leclerc de rattraper son flot de paroles.
Et pour répondre à ses autres questions : non, il ne se souvenait pas exactement de quand Gabrielle avait emménagé avec Hoffmann : Alex et lui ne s’étaient jamais beaucoup vus en dehors du travail ; et puis lui-même avait passé énormément de temps en déplacements lors de cette première année. Non, il n’avait pas assisté à leur mariage : il s’était agi d’une de ces cérémonies nombrilistes organisées au coucher du soleil, sur une plage du Pacifique, avec deux employés de l’hôtel pour servir de témoins et pas d’amis ni de famille pour fêter ça. Et non, on ne lui avait jamais dit qu’Hoffmann avait fait une dépression quand il travaillait au CERN, même s’il s’en était douté : cette première nuit, quand il était allé aux toilettes chez Hoffmann, il avait fouillé dans son placard de salle de bains (comme l’aurait fait n’importe qui) et y avait découvert toute une pharmacie d’antidépresseurs — mirtazapine, lithium, fluvoxamine. Il ne se les rappelait pas tous exactement, mais ça lui avait paru plutôt sérieux.
— Ça ne vous a pas découragé de vous lancer dans une affaire avec lui ?
— Quoi ? Le fait qu’il ne soit pas « normal » ? Bon Dieu, non. Pour citer Bill Clinton, qui n’est pas toujours un puits de sagesse, je vous l’accorde, mais qui, en l’occurrence, a tout à fait raison : « La plupart des gens normaux sont des cons. »
— Et vous n’avez aucune idée de l’endroit où peut se trouver le docteur Hoffmann en ce moment ?
— Non, pas la moindre.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— Au déjeuner. Au Beau Rivage.
— Il est donc parti sans explication ?
— C’est typique d’Alex.
— Avait-il l’air agité ?
— Pas spécialement. (Quarry retira ses pieds du bureau et appela son assistante.) On sait si Alex est rentré ?
— Non, Hugo, désolée. Au fait, Gana vient d’appeler. Le comité des risques t’attend dans son bureau. Il essaie de joindre Alex de toute urgence. Il y a un problème, apparemment.
— Tu m’étonnes. Qu’est-ce qui se passe ?
— Il m’a dit de te dire que « le VIXAL pousse la couverture delta ». Il a dit que tu comprendrais ce que ça signifie.
— D’accord, merci. Dis-leur que j’arrive. (Quarry relâcha le bouton et contempla pensivement l’interphone.) Je regrette, mais je vais devoir vous laisser.
Pour la première fois, il ressentit une pointe d’inquiétude au creux de l’estomac. Il jeta un coup d’œil de l’autre côté du bureau, en direction de Leclerc qui l’examinait avec attention, et il prit soudain conscience qu’il en avait sans doute beaucoup trop dit. Ce flic ne semblait pas tant enquêter sur l’agression que sur Hoffmann lui-même.
— C’est important ? questionna Leclerc en désignant l’interphone d’un signe de tête. La couverture delta ?
— Assez, oui. Vous voudrez bien m’excuser ? Mon assistante va vous raccompagner.
Il partit abruptement, sans même serrer la main de Leclerc, lequel se retrouva peu après en train de suivre à travers la salle des marchés la superbe sentinelle rousse de Quarry et son pull décolleté. Elle semblait pressée de faire sortir l’inspecteur, ce qui naturellement lui fit ralentir le pas. Leclerc remarqua que l’atmosphère de la salle avait changé. Çà et là, plusieurs groupes de trois ou quatre analystes s’étaient rassemblés autour d’un écran, sortes de tableaux vivants chargés d’inquiétude, où l’un des sujets était assis et cliquait sur la souris pendant que les autres étaient penchés par-dessus ses épaules. Il arrivait que l’un d’eux désigne un graphique ou une colonne de chiffres. Plutôt qu’à un séminaire, Leclerc pensa à présent davantage à des médecins rassemblés au chevet d’un patient montrant des symptômes graves et déroutants. Sur l’un des grands écrans de télé, une chaîne diffusait des images d’un accident d’avion. Sous l’écran géant se tenait un homme en costume sombre et cravate. Il semblait préoccupé et envoyait un texto sur son portable. Leclerc mit un moment à l’identifier.
— Genoud, marmonna-t-il pour lui-même, puis plus fort, en se dirigeant vers lui : Maurice Genoud !
L’homme leva la tête de son clavier et, était-ce l’imagination de Leclerc ou bien ses traits étroits se contractèrent-ils légèrement en voyant soudain surgir cette silhouette du passé ?
— Jean-Philippe, dit-il avec lassitude.
— Maurice Genoud. Tu t’es étoffé. (Leclerc se tourna vers l’assistante de Quarry :) Vous voulez bien nous excuser un moment, mademoiselle ? Nous sommes de vieux amis. Laisse-moi te regarder, mon garçon.
Leclerc s’était méfié de ce bleu dès l’instant où il l’avait eu sous ses ordres. Il n’y avait selon lui rien que son ancien collègue ne ferait pas pour de l’argent — aucun principe qu’il ne serait prêt à trahir, aucun engagement qu’il ne romprait, aucune situation sur laquelle il ne serait prêt à fermer les yeux — pour peu que cela lui rapporte assez et que cela ne le mette pas directement hors la loi.
— La vie civile te réussit, on dirait.
Le sourire ne venait pas naturellement à Genoud. Il ne devrait même pas essayer, pensa Leclerc.
— Je croyais que tu avais pris ta retraite, Jean-Philippe, répliqua Genoud.
— L’année prochaine, l’année prochaine. J’ai hâte d’y être. Dis-moi, qu’est-ce qu’ils fabriquent ici ? demanda Leclerc avec un geste vers la salle des marchés. Je suppose que tu comprends, toi. Je suis trop vieux, et tout ça me passe au-dessus de la tête.
— Pareil pour moi. J’essaie juste qu’il ne leur arrive rien.
— Eh bien, ça n’a pas l’air d’être une réussite !
Genoud se rembrunit, et Leclerc lui assena une claque sur l’épaule.
— Je plaisante. Mais, sérieusement, qu’est-ce que tu penses de cette affaire ? Tu ne trouves pas ça bizarre, avec un système de sécurité pareil, que le premier type qui passe dans la rue entre là-dedans comme dans un moulin et agresse le proprio ? C’est toi qui l’as installé, je me demandais ?
Genoud s’humecta les lèvres avant de répondre, et Leclerc pensa : Il cherche à gagner du temps, c’est ce qu’il faisait quand il était au tribunal et essayait de concocter une histoire.
— Oui, finit par répondre Genoud. C’est moi qui l’ai installé. Pourquoi ?
— Je ne te fais pas de reproche, ne sois pas sur la défensive. Nous savons tous les deux que tu peux protéger quelqu’un avec les meilleurs systèmes du monde, mais que, s’il oublie de les utiliser, tu ne peux absolument rien y faire.
— C’est vrai, convint Genoud, visiblement soulagé.
Leclerc se demanda pourquoi.
— Alors, fit-il, façon d’homme à homme, comment il est, ce docteur Hoffmann ?
— Ça va.
— Pas évident à gérer, si ?