— Vous avez dit que le VIXAL pouvait nous faire foncer dans la montagne si on n’y prenait pas garde, et c’est exactement ce qui est en train d’arriver…
Quarry prit Ju-Long et van der Zyl par les épaules et leur fit quitter le bureau devant lui. Puis il referma la porte sans un regard en arrière. Il savait que la scène s’était déroulée devant tout un public d’analystes quantitatifs, mais il n’y pouvait rien. Il se sentait plein d’allégresse. Cela lui faisait toujours du bien de virer quelqu’un : c’était libérateur. Il sourit à l’assistante de Rajamani. Jolie fille. Malheureusement, elle devrait partir aussi. Quarry avait une vision très préchrétienne de ces rites : mieux valait toujours enterrer les serviteurs avec leur défunt maître, au cas où ces derniers auraient encore besoin d’eux dans l’autre monde.
— Je regrette, dit-il à Ju-Long et à van der Zyl, mais, au bout du compte, on est quand même des innovateurs dans le métier, non ? Faute de quoi, qu’est-ce qui nous reste ? Et j’ai bien l’impression que Gana est le genre de type qui se serait pointé sur le quai de départ en 1492 pour dire à Colomb qu’il ne pouvait pas prendre la mer parce que le niveau de risque était trop élevé.
— La gestion du risque était sa responsabilité, Hugo, répliqua Ju-Long avec une rudesse qui surprit Quarry. Vous vous êtes peut-être débarrassé de lui, mais vous n’avez pas réglé le problème.
— J’en suis conscient, LJ, et je sais que vous étiez amis. (Il posa la main sur son épaule et plongea le regard dans ses yeux sombres.) Mais n’oubliez pas que, à cette heure précise, cette société s’est enrichie d’environ 80 millions de dollars par rapport au moment où nous sommes venus travailler ce matin. (Il désigna la salle des marchés : tous les analystes avaient regagné leur place et il régnait une apparente normalité.) La machine fonctionne toujours et, franchement, tant qu’Alex ne nous dit pas de faire autrement, je crois qu’on doit lui faire confiance. Nous devons supposer que le VIXAL décèle dans le cours des événements des schémas pour nous indétectables. Allons, on nous regarde.
Ils avancèrent le long de la salle des marchés, Quarry en tête. Il avait hâte de les éloigner de la scène de la mise à mort de Rajamani. Il essaya en chemin de joindre une nouvelle fois Hoffmann sur son portable, et il fut à nouveau dirigé vers sa boîte vocale. Il ne prit même pas la peine de laisser un message.
— Vous savez, dit van der Zyl, je réfléchissais.
— Et à quoi réfléchissiez-vous, Piet ?
— Le VIXAL doit avoir extrapolé un effondrement général du marché.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Eh bien, si vous regardez les titres qui sont shortés, qu’est-ce que c’est ? Grands hôtels-casinos, sociétés de conseil en management, biens ménagers et produits alimentaires, et tout le reste… ça part dans tous les sens. Ils ne relèvent absolument pas d’un secteur spécifique.
— Mais il y a la VAD sur les futures S&P, intervint Ju-Long, et les puts hors du cours…
— … et l’indice de la peur, ajouta van der Zyl. Vous savez, le milliard de dollars d’options sur l’indice de la peur… Bon Dieu !
Quarry songea que ça faisait sacrément beaucoup. Il s’immobilisa. En fait ça faisait même encore plus que sacrément beaucoup. Dans le tourbillon général de données qui affluaient de partout, il n’avait pas vraiment saisi l’ampleur de cette position. Il se dirigea vers un terminal libre, se pencha au-dessus du clavier et fit apparaître rapidement la courbe du VIX. Ju-Long et van der Zyl le rejoignirent. La valeur de l’indice de volatilité suivait sur le graphique une légère vague montrant ses fluctuations sur les deux derniers jours de cotations : la ligne montait et descendait à l’intérieur d’une bande étroite. Cependant, depuis quatre-vingt-dix minutes, la courbe affichait une pente nettement ascendante : partant d’une base d’environ vingt-quatre points à l’ouverture du marché américain, le VIX était monté à près de vingt-sept. Il était encore trop tôt pour déterminer s’il s’agissait d’une escalade significative du niveau de peur sur le marché lui-même. Néanmoins, même si ce n’était pas le cas, sur un pari à un milliard de dollars, ils assistaient à une prise de bénéfices de près de 100 millions de dollars. Quarry sentit à nouveau un frisson glacé lui parcourir le dos.
Il appuya sur une touche et se brancha sur la retransmission en direct du parquet du S&P 500, à Chicago. C’était un service auquel ils étaient abonnés pour leur permettre de sentir immédiatement l’ambiance du marché, que les chiffres ne suffisaient pas toujours à donner. « Alors, faisait une voix américaine, le seul acheteur que j’aie sur ma feuille depuis 9 h 26 exactement, est un acheteur Goldman à cinquante et un tout rond pour un volume de deux cent cinquante. Sinon, tous les mouvements que j’ai sous les yeux sont à la vente. Merrill Lynch a vendu massivement. Pru-Bache a vendu massivement et est passé de cinquante-neuf à cinquante-trois. Ensuite, nous avons vu la Banque suisse et Smith intervenir pour vendre massivement… »
Quarry coupa le son.
— LJ, dit-il, qu’est-ce que vous diriez de commencer à liquider ces 2,5 milliards de bons du Trésor, juste au cas où on aurait besoin de faire face à des appels de marge demain ?
— Absolument, Hugo.
Il croisa le regard de Quarry. Il avait compris la signification de la hausse du VIX ; van der Zyl aussi.
— Nous devons essayer de communiquer au moins toutes les heures, décida Quarry.
— Et Alex ? s’enquit Ju-Long. Il faut qu’il voie ça. Il pourrait expliquer ce que ça veut dire.
— Je connais Alex. Il reviendra, ne vous en faites pas.
Les trois hommes partirent chacun de leur côté — comme des conspirateurs, songea Quarry.
14
« Seuls les paranoïaques survivent. »
Hoffmann avait réussi à avoir un taxi dans la rue de Lausanne, à une rue de l’hôtel Diodati. Le chauffeur se rappellerait par la suite très clairement cette course pour trois raisons. D’abord parce qu’il était en train de rouler vers l’avenue de France et qu’Hoffmann voulait se rendre dans la direction opposée — il lui avait demandé de le conduire à une adresse dans la banlieue de Vernier, à côté d’un parc local — et le chauffeur avait donc dû effectuer un demi-tour interdit sur la route à plusieurs voies. Ensuite parce que Hoffmann paraissait particulièrement nerveux et préoccupé. Ils avaient croisé une voiture de police fonçant dans l’autre sens, et il s’était enfoncé dans son siège tout en dissimulant ses yeux derrière sa main. Le chauffeur l’avait observé dans le rétroviseur. Son client serrait un ordinateur portable contre lui. Son téléphone sonna une fois, mais il ne décrocha pas. Il finit même par l’éteindre.
Un vent soutenu raidissait les drapeaux au-dessus des bâtiments officiels ; la température atteignait à peine la moitié de ce que les guides touristiques promettaient pour cette période de l’année. On avait l’impression qu’il allait pleuvoir, et les gens avaient déserté les trottoirs pour prendre leurs voitures, ce qui rendait la circulation de l’après-midi plus dense que de coutume. Il était donc plus de 16 heures quand le taxi était arrivé dans le centre de Vernier et qu’Hoffmann s’était brusquement penché en avant en disant :
— Laissez-moi ici.
L’Américain avait donné un billet de cent francs et s’était éloigné sans attendre la monnaie — c’était la troisième raison pour laquelle le conducteur se souvenait de lui.